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n 1926, alors qu'il n'est encore qu'un enfant, Joe Kubert quitte la Pologne pour se rendre en Amérique en compagnie de ses parents. Une question le taraude aujourd'hui: que se serait-il passé s'il était resté et qu'il avait assisté, pour son plus grand malheur, à l'arrivée des nazis ? "Yossel" est le fruit de ses réflexions, celles d'un auteur juif confronté au massacre organisé de son peuple.
C'est le côté humain qui marque à la lecture de cet album. Loin d'une approche purement historique, Joe Kubert se concentre sur les personnages, leur détresse et leur désolation quand ils sont arrachés à leur maison pour être parqués dans le ghetto de Varsovie. Des insalubres conditions de vie aux règles de conduite imposées par l'armée allemande, tout dans cette ville blessée est signe d'une mort latente et d'un infini désespoir. Seul Yossel, par ses talents de dessinateur, parvient à se faire considérer des nazis et à s'échapper par instants de l'horreur qui l'entoure, en laissant aller son imagination. Mais il vient un moment où même cette imagination salvatrice s'efface devant la réalité. Alors, lassé de dessiner des personnages de fiction, il représente les scènes de mort que lui et ses compagnons vivent au quotidien.
Et quand nous pensons avoir touché le fond, quand nous sommes persuadés que rien de pire ne peut arriver à un être humain que les supplices du ghetto, Joe Kubert nous assène le coup de grâce. Il nous livre le témoignage bouleversant d'un prisonnier évadé d'un camp de concentration. Et il ne nous épargne rien : ces convois honteux qui transportent les juifs (et les prisonniers russes, les gitans, les homosexuels…) comme du vulgaire bétail, ces sélections et ces familles séparées dès leur arrivée, ces petits baraquements où les prisonniers s'entassent en attendant leur mort, ces heures de travail éreintant et inutile, ces fumées noires qui obscurcissent le ciel, ces cadavres par milliers réduits en poussière après avoir été rasés et dépouillés de la moindre dent en or.
Un tel déchaînement de violence donne la nausée et m'a laissé en larmes, à la fois désarmé et ébahi devant cette inimaginable froideur, cette détermination à éliminer un peuple de manière à ce point systématique. Et si l'histoire en elle-même est une fiction, si Joe Kubert a échappé à ce drame, il existe dans le monde des milliers de "Yossel", des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui, un jour, laissèrent derrière eux tout ce qui faisait leur vie pour connaître une fin misérable dans ces camps de la mort ou pour prendre les armes dans le désespoir du ghetto et tenter l'impossible.
Que dire du dessin sinon qu'il parvient à mettre une image d'un réalisme saisissant sur la misère de ces victimes. Tout n'est que crayonnés qui semblent pris dans la hâte, comme pour fixer dans l'urgence tout le malheur du monde. Avec un trait pourtant à peine esquissé, il retranscrit parfaitement une réalité décidément bien trop tragique pour être voilée. Virtuose, ce dessin reste pourtant indissociable du texte qui l'accompagne tant ces deux éléments narratifs se répondent l'un l'autre dans une apparence de crasse, celle dans laquelle le jeune Yossel aura voulu témoigner de la folie des hommes. La qualité de papier et le soin apporté à la présentation de l'album, notamment par une couverture à la fois sobre et lourde de sens, achèvent de faire de "Yossel" un livre qu'il faut lire. Non seulement parce qu'il assume un indispensable travail de mémoire, mais aussi parce qu'il offre à la bande dessinée l'une de ses plus "belles" œuvres.
Les avis
Erik67
Le 02/09/2020 à 18:44:23
J'ai déjà lu un bon nombre de bd sur la Shoah qui décrivent l'horreur absolue. La guerre est une chose terrible mais le génocide marque l'ignominie absolue avant la destruction totale de notre planète dans une échelle malsaine des pires catastrophes humaines.
Alors que Steven Spielberg avait décidé de tourner en noir et blanc à la surprise générale sa Liste de Schindler, l'auteur Joe Kubert fait le même choix au niveau de la bd. C'est vrai que la couleur n'a pas sa place tant c'est sombre et cruel.
Le graphisme sera entièrement crayonné (non encré) et cela donne un bel effet à l'ensemble même si j'avoue avoir eu un peu de mal à entrer au début car un peu déstabilisé.
Sur le fond, je suis resté sans voix car il y a une véritable force émotionnelle qui balaye tout. On pense également au film chef d’œuvre de Roman Polansky Le Pianiste qui traite du même sujet sur le ghetto de Varsovie.
Pour le reste, j'avais déjà tout dit sur le fait que ce genre d’œuvre est d'utilité publique surtout pour la jeunesse au nom du devoir de mémoire. Il s'agit de faire en sorte que cela ne se reproduise plus jamais. Or, dans le monde et de nos jours, beaucoup de peuples votent de plus en plus pour des nationalistes prônant le retour sur soi et la haine des autres ou soutiennent des dictateurs. C'est plus que jamais d'actualité pour un monde meilleur et ainsi éviter le pire.
benjy
Le 14/01/2011 à 22:38:36
Magnifique fiction au coeur du ghetto de Varsovie et de son soulèvement trop peu connu.
Le personnage principal (qui n'est autre que la projection de l'enfant que l'auteur aurait pu être si ses parents n'avaient pas réussi à migrer aux Etats Unis) traverse les horreurs du nazisme qui le mène à s'impliquer dans la Résistance.
Cette bande dessinée est une suite de superbes croquis sensibles et accompagnés de commentaires instructifs, comme s'il sagissait du journal intime d'un jeune juif pris dans la tourmante de l'Histoire.
Indispensable!
ops
Le 09/12/2006 à 21:28:43
Cet album ou plutôt cette oeuvre orginale est d'une force inégalée jusqu'à présent, le choix de ne pas encrer les crayonnés donnent encore plus de poids.
Il s'agit là d'un témoignage à mettre entre toutes les mains car je crains que cet ouvrage ne se soit pas si bien vendu et reste méconnu alors qu'il pourrait aussi servir de support pédagogique.
Un grand bravo à Joe Kubert dont le "fax de sarajevo" était déjà une BD témoignage de grande qualité.
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Le 12/02/2006 à 18:20:28
Album bien plus proche de la bd européenne que du comics (bien que les super héros y tiennent une « petite » place) Yossel nous projette dans l’enfer des Ghettos polonais pendant la WWII.
Yossel est une projection qu’à fait Kubert Sr sur ce qu’il aurait pu lui arriver si sa famille n’avait pu déserter à temps la pologne.
La mise en image de cette histoire touchante est bien loin des productions classiques, avec un enchaînement de croquis comme seul support visuel. Le tout est parfaitement bien intégré et se lit très agréablement.
Une bien beau livre (papier épais et petit format typé comics) et une histoire que beaucoup ont déjà raconté mais pas avec ce talent ... loin du remplissage communautaire Maussien.