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oshi et Mon-chan ont déjà 78 morts et 121 blessés à leur actif. Les images de la tuerie aveugle qu’ils ont perpétrée à Akita, jusqu’à leur fuite hollywoodienne et l’arrestation de Toshi ont bouleversé le monde. Ce sont maintenant les images du monstre Higumadon, encerclé par les forces d’autodéfense japonaises sur le mont Oomata, dans la préfecture de Yamagata, qui tiennent le public en haleine. Dogwood Hayes, le 44ème Président des Etats-Unis, aimerait d’ailleurs bien utiliser la capture d’Higumadon afin d’augmenter ses chances de gagner les prochaines élections présidentielles.
Tandis que le chef de la police d'Akita, Jôji Sugahara, prend ses responsabilités, Jun’ichi Shiomi, policier en charge des opérations lors de l’attaque du commissariat ouest d’Aomori, est brisé par l’échec des tentatives de capture du duo infernal et par la mort en exercice de Yoshiharu Yakushiji, agent d’élite de l’ANP. Soumis à des interrogatoires quotidiens depuis son arrestation, Toshiya Misumi revient sur sa première rencontre avec Mon-chan, il y a exactement deux ans et huit mois. Une période où aucune colère, aucune rancœur n’habitaient ce jeune postier de dix-neuf ans, … à l’aube d’une rencontre miraculeuse qui scella son destin et initia cette cavale meurtrière.
A l’instar de Murphy (et sa célèbre loi), Hideki Arai n’est pas un grand optimiste. Il en avait déjà fait la démonstration lors de la publication de Ki-Itchi et l’atmosphère apocalyptique de cette saga antérieure, baptisée The World is Mine, confirme la vision pessimiste de l’auteur japonais. Les couvertures, particulièrement noires, se mettent d’ailleurs au diapason du contenu sombre et malsain de cette série de la collection Sakka. Beaucoup verront dans cette escalade de violence physique, mentale et verbale une nouvelle occasion de pointer du doigt un rayon manga débordant de scènes choquantes gratuites et inutiles. A y regarder de plus près, cette œuvre dérangeante mérite pourtant le détour.
Commençons d’abord par ce duo sanglant, digne de Natural Born Killers, dont l’auteur dévoile enfin les origines et qui se retrouve pour la première fois séparé depuis l’entame de l’aventure. Toshi, l’intello pathétique à l’apparence frêle et inoffensive. Un petit jeune mal dans sa peau, introverti et sexuellement frustré, qui fuit la solitude par le biais du monde virtuel que lui offre internet. Mon-chan, un sauvage anticonformiste et imprévisible, qui fonctionne essentiellement à l’instinct. Un être impénétrable, mystérieux et brutal, dont la totale liberté et la force dévastatrice fascinent Toshi et lui donnent des ailes. Uni envers et contre tout, sillonnant le Japon en se relayant constamment dans la sauvagerie, ce couple extrêmement complémentaire sème la mort et le chaos sur son passage. Tuant, violant et séquestrant au jour le jour, les deux héros psychopathes annoncent également l'apocalypse imminente à travers un message à connotation prophétique qui semble lié à la présence d’Higumadon. Cet ours brun géant incarne la force dévastatrice de la Nature et terrorise également l'archipel nippon.
Dans l’aspiration de la course folle de Mon-chan et Toshi à travers un Japon en perte de repères, l’auteur prend plaisir à mettre en scène d’autres protagonistes dont la personnalité se situe également en dehors des normes, et s’amuse à accentuer leurs vices, parfois de manière assez caricaturale. Ce treizième tome retrace ainsi le parcours de Takéshi Ijima, le chasseur d’ours au passé militaire, qui s’en va à la rencontre de son destin. Ce rendez-vous avec la proie ultime est abordé de manière assez efficace, en parallèle avec les ébats amoureux du journaliste Takayuki Hoshino. Si les personnages secondaires servent à refléter le malaise de la société japonaise, la nouvelle intervention du Président des Etats-Unis offre un contexte géopolitique plus large au récit. Les conversations surréalistes des politiciens face à l’atrocité des événements permettent à Hideki Arai de poursuivre sa satire d’une politique intérieure et extérieure égocentrique et incompétente. Car derrière la gratuité et l’horreur des actes de Toshi-Mon et d’Higumadon et le déluge de barbarie qu’ils génèrent, l’auteur dénonce l’indifférence et l'individualisme d’une société au bord de la rupture. Le comportement des héros s’impose ainsi comme le cri de détresse d’une population à l’agonie, incarnée ici par les dérives comportementales de seconds rôles dépourvus de repères moraux précis.
D’un trait pas toujours séduisant, Hideki Arai réussit à caractériser les différents acteurs en seulement quelques coups de crayon. Des sécrétions de bave de Yoshiharu Yakushiji à la gestuelle exagérée de Jun’ichi Shiomi, en passant par les dessins puérils de Takayuki Hoshino, l’auteur livre des personnages qui exposent immédiatement leur psychologie et leurs déviances. Le découpage est par contre souvent brouillon, obligeant régulièrement le lecteur à s’accrocher au lieu de profiter. Si ce graphisme nerveux colle parfaitement à la bestialité de l’œuvre, la représentation du monstre Higumadon manque quelque peu de charisme.
Critique acerbe d’un monde à la dérive qui mérite que l’on crie au génie, ou ouvrage complètement creux pour public averti de la part d’un nippon bercé trop près du mur étant petit ? Cet avant-dernier volet qui surpasse qualitativement la plupart des volumes précédents distille efficacement les réponses qui vous permettront de répondre à ce dilemme, ... en attendant le bouquet final !