A
u début des années septante, le monde des comics reste gangrené par les effets du tristement célèbre Comics Code Authority. Quant à cette libération des moeurs qui est sur toutes les lèvres, elle demeure toute relative, que ce soit dans la société au sens large and dans le milieu artistique. Pour les autrices, faire de la bande dessinée, underground qui plus est, reste extrêmement compliqué. Elles se sentent méprisées par le microcosme. Leurs contributions sont minorées, voire complètement ignorées. Naît alors l'idée d'une publication entièrement féminine qui offrirait une tribune complètement libre à toutes celles qui le désirent.
Sous l'impulsion de Trina Robbins (qui sera, en 1986, la première femme à illustrer Wonder Woman) et de quelques amies, le fanzine It Ain't Me, Babe voit le jour en 1970 (et est logiquement repris dans cette anthologie). Il s'agit du premier comic book américain entièrement réalisé par des femmes. Il est d'une certaine manière le prototype de Wimmen's Comix, dont le premier numéro paraît en 1972. Seize autres suivront à un rythme plus ou moins annuel, le dernier datant de 1992.
Wimmen's Comix n'est pas le fruit d'un collectif organisé. Il s'agit d'une initiative portée par des artistes partageant une envie commune : créer un espace de liberté où elle pourraient raconter ce qu'elles désirent et être payées pour le faire. Cela semble la base pour toute publication, mais les choses étaient loin d'être aussi évidentes. Chaque fascicule est composé sous la direction d'une ou plusieurs rédactrices en chef, qui changent à chaque livraison. Aucun sujet n'est tabou. Sont traités le harcèlement de rue (un récit de It Ain't Me, Babe reste d'une actualité implacable cinquante ans après sa publication initiale), l'avortement, la sexualité sous toutes ses formes, les drogues... Tous les styles sont représentés, de l'expérimentation formelle à l'heroic fantasy en passant par l'humour façon comic strips ou la science fiction. Les caricatures des romance comics sont fréquentes. Trina Robbins y publie le premier récit mettant en scène une lesbienne assumée. Une autre histoire imagine un monde où les personnages féminins de comics à succès partent en grève, laissant les personnages masculins complètement désemparés.
Un appel à contribution permanent permettait à quiconque de proposer son travail. La seule condition pour postuler était d'être une femme. Il faut admettre que la qualité des premiers numéros s'en ressent. Il ne suffit pas d'avoir un message à faire passer. Il faut aussi avoir les compétences pour réaliser de bonnes planches. Ce n'était pas le cas de toutes les contributrices, le propos politique prenant le pas sur l'aspect artistique. Au fur et à mesure, la qualité s'uniformise, preuve que le vivier d'autrices était bien présent mais manquait d'un medium pour se faire connaître.
Le parcours éditorial de Wimmen's comix ne fut pas de tout repos. La publication connut des pressions pour mettre à mal sa commercialisation, que ce soit le fait de concurrents ou des autorités. Pourtant, elle continua vaille que vaille, pendant que beaucoup d'éditeurs underground renonçaient face aux entraves politiques qui se multipliaient, au nom des bonnes mœurs. Elle fut aussi le théâtre de dissensions, amenant par exemple Aline Kominsky-Crumb et Diane Noomin à quitter l'aventure pour fonder le titre concurrent Twister Sisters. Les conflits internes et les difficultés financières finirent par sonner le glas de l'aventure, après un ultime numéro rebaptisé Wimmin's comix, les plus radicales n'acceptant pas que le titre de la publication comprenne le mot men (cette critique était déjà relayée dans le courrier -réel ou fictif - des lectrices dans les premiers numéros).
Cet ultime péripétie préfigure déjà les combats sur le genre dans la langue (écriture inclusive, etc.) alors que d'autres reprochent désormais à la série son manque de diversité envers la communauté noire et les personnes transgenres... Comme quoi, elle était complètement en avance sur son temps, anticipant l'escalade du militantisme poussé jusqu'à l'absurde. Reste qu'il s'agit d'un témoignage passionnant sur l'évolution de la société et les constats posés sont loin d'être devenus obsolètes. Quant au contenu, s'il souffre évidemment d'un manque de cohérence, indissociable de la ligne éditoriale très libre qui l'animait, il comporte aussi son lot d'excellentes bandes dessinées.