Résumé: Farid Tawill, Beyrouthin ordinaire, rentre du bureau un soir pour découvrir que l'immeuble où il vit avec sa famille a disparu et que la cité où il est né n'est plus la même. D'étranges créatures hantent ses rues méconnaissables - transsexuel philosophe, propagandiste verbeux et manipulateur, foules hystériques tueuses de chiens, le tout sous l'oeil d'un Batman obèse, figure tutélaire de cette ville avoisinant la Terre, dont le rayonnement si proche teinte d'angoisse sa nuit perpétuelle. Une atmosphère de violence et de sourde sexualité sature ce dédale livré au chaos. Complètement perdu, Farid se réfugie chez son ami Émile, qui vient de quitter femme et enfants pour s'installer avec sa maîtresse, la languide Ani, qui porte le nom d'un village rendu au désert et pose sur le monde un regard fataliste. À mesure que la nuit avance, les fantômes, les remords, les espérances et les échecs du passé assiègent Farid. Ce constat de l'absurdité et de la futilité de nos actes trouve son apogée dans une quadruple mort.
F
arid sort éreinté par sa journée de travail. Lorsque le bus le dépose à l'entrée de son quartier, il n'a qu'une envie : retrouver son immeuble, sa maison. Pourtant, il le sent, il se passe quelque chose d'anormal, tout a changé autour de lui, les rues sont désertes et la nuit est tombée sur ce coin de Beyrouth. Ni vraiment chez lui, ni totalement ailleurs, la lente déambulation nocturne de Farid s'entame et le mènera sur des routes insondables.
Jorj Aabou Mhaya propose un travail au lavis noir, impressionnant de maîtrise. Ses dégradés donnent à cette ville, ces bâtisses portant encore les stigmates de la guerre, ces paysages urbains une puissance incroyable. Incroyable, comme le rendu de cette nuit, principal théâtre de l'action : pesante, étouffante, inquiétante, seulement éclairée par une lune en forme de Terre, elle semble ne jamais vouloir finir. Au milieu de ce cadre, des êtres caricaturés, certains déformés - au cou démesuré, à la musculature exagérée ou aux corps souvent dénudés - composent la faune de cette flore de béton. Tout participe à cette ambiance malsaine et énigmatique, chaque détail apporte une touche supplémentaire à cette fresque sensuelle et bouillonnante : un tag sur un mur, le nom d'un médicament, les ombres, les symboles sur les vêtements, des tableaux accrochés dans une pièce.
Au fil de sa progression et de ses rencontres, le héros s'interroge, se questionne : a t-il vraiment choisi sa vie ou l'a t-il simplement subie ? S'épanouit-il dans le cabinet d'assurances qui l'emploie ou aurait-il pu devenir artiste ? Au delà de l'art, quelle est la place de l'amour dans son existence ? Où va ce pays en guerre à l'époque où il y a grandi ? Est-il seulement guéri aujourd'hui ? Comme ces questions, les références, nombreuses - François Truffaut, Gustave Courbet, les comics, Dieu -, et les inspirations se mélangent et s'entrechoquent pour accoucher d'une allégorie troublante sur la condition d'un homme écrasé entre modernité et modèle capitaliste d'un côté et histoire ou tradition de l'autre.
OVNI graphique et narratif, Ville avoisinant la Terre, hypnotise, déroute et questionne autant qu'il dérange. Une entrée remarquée dans la bande dessinée franco-belge, d'une force qui, assurément, impose Jorj Abou Mhaya comme un auteur à suivre.