Résumé: Le succès sans commune mesure de la bande dessinée au Japon, son enracinement au plus profond de la société et ses thèmes de prédilection, s’expliquent une fois placé en regard de l’histoire de l’Ere Showa.
Et à juste titre, la biographie des pionniers du manga témoignent tout autant de la naissance d’un art que de l’une des périodes les plus complexes de l’histoire du Japon. La vie de Shigeru Mizuki rappelle qu’en un peu plus d’un siècle, cet archipel uniquement constitué de villages de pécheurs mue en l’une des plus grande puissance industrielle du monde. Qu’entretemps, un élan de modernité et de nationalisme emporte ses hommes vers la guerre, puis rapatrie les sur- vivants sur une terre sous occupation, en perte d’identité, en marche d’industrialisa- tion forcée, démunie de son armée et de son besoin de produire de l’énergie. Cette société qui n’aurait plus besoin de se défendre ni de se nourrir allait accoucher d’une forme d’expression naturellement enfantine, mais d’une richesse indéniable: le manga.
Shigeru Mizuki, plus que tout autre, incarne cette magnifique transformation de l’Histoire en réaction artistique : celle d’un homme qui perd un bras au combat et rentre au pays raconter les aventures d’un héros escroqué de son oeil.
A
près avoir proposé aux lecteurs francophones l’autobiographie de Yoshiro Tatsumi, Une vie dans les marges, la maison d’édition Cornélius présente celle de Shigeru Mizuki, autre mangaka notable de son époque, intitulée Vie de Mizuki. Les deux œuvres se rejoignent dans la manière qu’ont les auteurs de dérouler en toile de fond de leur propre histoire celle de leur pays. Concernant Mizuki, qui termine son adolescence quand la Deuxième Guerre mondiale éclate, ce ne sera pas sans conséquences. C’est d’ailleurs l’objet d’Opération mort, récit qui, s’il conserve une dimension autobiographique, se concentre principalement sur cette parenthèse dramatique de sa vie. Ce premier tome de la Vie de Mizuki débute sur une note plus joyeuse, celle, légère et émerveillée, qui animait NonNonBâ (à ce jour le seul manga distingué par le fauve du meilleur album du festival d’Angoulême, en 2007), autre ouvrage oscillant entre le vrai et le moins vrai.
À la différence de Tatsumi, dont Une vie dans les marges tournait essentiellement autour du rapport de l’auteur au manga, ce n’est pas le cas ici, tout du moins pas dans ce premier volume du triptyque. Le goût de Mizuki pour le dessin est bien effleuré par instants, mais c’est plus son penchant pour l’évasion de l’esprit qui est développé dans ces pages, cela tant que les turpitudes de l’existence ne viennent pas déranger les errances de ce personnage truculent, inconséquent, qui vit comme à côté de son temps.
Cadet d’une famille de trois enfants, Mizuki mène une enfance heureuse, fort déconnectée de la réalité, en phase avec le comportement de son paternel - les chiens ne font pas des chats. Rêveur, gourmand et bagarreur, il se révèle bien peu préoccupé par les affaires scolaires. Cette mise en bouche qui s’étend avec bonheur au fil des pages - l’auteur est un narrateur hors pair - n’a rien d’anecdotique, puisqu’elle préfigure l’adolescent insouciant - pour ne pas dire l’adulescent (avant l’heure) - qu’il sera au sein d’un Japon en pleine guerre, peu enclin à la gaudriole. Le lecteur se délectera sans nul doute de cette attitude littéralement hors contexte qui tient plus du surréalisme que de la provocation. Ce décalage est mis en exergue par le dessin qui pose un contraste graphique entre les scènes qui accompagnent l’Histoire du pays avec un grand « H », souvent minutieusement travaillées, et les autres, celles de l’histoire du bonhomme avec un petit « h », où la lisibilité et l’expressivité priment (ce procédé avait déjà été utilisé par Mizuki pour sa bande dessinée consacrée à Hitler).
Enfin, il convient de souligner le travail de la maison Cornélius qui a, là encore, conçu un écrin à la hauteur de la qualité des presque cinq cents planches qui composent cette première partie. En outre, l’éditeur, comme à son habitude, offre bon nombre de notes explicatives au lecteur francophone afin que ce dernier dispose de données sur le contexte d’alors ou sur certaines spécificités du Pays du Soleil Levant. Enfin, l’avant-propos de l’éditeur permet d’éclairer la démarche de l’auteur et, notamment, de situer ce récit par rapport à NonNonBâ et à Opération mort.
Le tome 2, sous-titré Le survivant et dont la lecture devrait appeler pour beaucoup une relecture d’Opération mort, est disponible en librairie depuis fin août. Le dernier tome, consacré à la carrière de mangaka de Mizuki, est annoncé pour le premier trimestre 2014.
Les avis
MasquedCucumber
Le 06/12/2021 à 08:49:31
Shigeru Mizuki est très vieux : il est né dans un Japon où on portait des sandale de bois, où votre petite copine de jeux pouvait mourir tout à coup du choléra, et dont tous les jeunes hommes partiront faire la guerre au nom de l'Empereur. Il raconte tout ça et bien plus dans une autobiographie géante de 1500 (?) pages avec un ton et un dessin à la fois unique et universel.