Résumé: Le monde est vide, ou tout simplement absent à lui-même. Un buffle, seul, attend. Aucun chariot ne l'attelle, aucune caravane à laquelle se joindre.
Comme animé d'une force magnétique, que seuls les animaux migrateurs possèdent encore, il entame, de toute sa masse, une marche lente et obstinée vers le levant. Jusqu’à atteindre les terres où naît, et parfois s’achève, l’histoire des hommes.
E
n 1888, Anton Tchekhov est un jeune auteur en devenir. Il a déjà publié plusieurs textes sans en tirer de reconnaissance particulière. Il compose alors une longue nouvelle, intitulée La Steppe (récit d'un voyage). Malgré un accueil mitigé, ce fut pourtant ce texte qui lui apporta une véritable notoriété.
Cette histoire est celle du voyage d'un enfant, Iégorouchka, en route vers la ville pour y étudier. Il entame son périple sur un carriole brinquebalante avec un vieux prêtre béat et son oncle, un négociant à la personnalité rustre. L'intrigue est ténue, pour ne pas dire inexistante. Si elle s'attache aux pas de l'enfant, c'est bien de la steppe dont il est question. Anton Tchekhov prend un soin particulier à décrire son immensité, ses couleurs, ses odeurs, les bruits qui la traversent. Une succession de micro-événements dresse un tableau de la Russie de l'époque mais ils semblent bien anecdotiques. Puis, il y a l'insaisissable Varlamov, le propriétaire terrien qui est en tournée perpétuelle sur ses terres. Son ombre plane sur le voyage d'Iégorouchka.
Avec Varlamov, le peintre Georges Peignard s'inspire d'une nouvelle pour illustrer une autre expédition. Il propose une succession d'illustrations muettes en pleine page, composant un ensemble cohérent. Un canadair volant au loin indique que le cadre est contemporain. Au fil des pages, d'autres traces d'activité humaine apparaissent : un oléoduc qui déchire l'horizon, un tractopelle au milieu de rien, une maison isolée, où ne subsiste plus grand chose hormis un lit et une télévision... , Bien que laissé visiblement à l'abandon, tout paraît en parfait état, comme préservé de manière presque surnaturelle.
La steppe, immense, monotone, déserte, semble complètement hors du temps. Aucun humain n'en foule la surface. La vie animale est elle-même rare, à peine entraperçue. Seule exception, un bovidé dont la bride a cédé. Il quitte les prairies grasses et chemine jusqu'aux contreforts des montagnes. Aucun indice n'est apporté sur les raisons de sa présence ni sur un but éventuel. Le bétail appartient aux terres colonisées par les hommes. Il n'a rien à faire sur ses plaines, qu'il ne peut que traverser sans espérer pouvoir s'y installer.
Le texte de Tchekhov se déroulait probablement en Ukraine, bien que cela ne soit jamais clairement précisé. Désormais, l'Ukraine demeure au centre d'une guerre qui ne dit pas son nom avec le puissant voisin russe. Il est également difficile de la dissocier de la catastrophe de Tchernobyl et de la vaste zone contaminée et vide de toute présence humaine. Ces deux désastres causés par la main de l'Homme affectent la terre. Ce que représente Georges Peignard ne serait-il pas un monde qui continue à vivre, malgré les dégâts occasionnées par la société ?
L'incendie aperçu dans les premières pages témoigne d'un catastrophe. L'intervention des canadairs indiquent la présence humaine, même si elle s'effectue à distance. Comme si la steppe résistait à toute tentative d'invasion, qu'elle subsistait telle une bulle isolée et délaissée, voisine d'un monde en voie de destruction.
Il est difficile d'interpréter Varlamov. Les images qui se succèdent forment bien un ensemble narratif, mais trop allusif pour livrer aisément ses clés. Si le titre de ce livre fait référence à ce personnage fantomatique, ce n'est probablement pas innocent. Dans la nouvelle de Tchekhov, chacun veut le rencontrer, espérant en tirer un bénéfice. De la même manière, le lecteur est amené à guetter une présence, sans cesse suggérée, jamais effective. Ce livre évoque une invitation au voyage, à la fois physique dans les paysages majestueux, mais aussi intérieur, induisant ce qui pourrait être une réflexion sur la place de l'homme dans le monde. L'humanité n'est plus qu'actée par des objets. S'ils apparaissent encore préservés, ce n'est qu'une question de temps pour qu'ils soient avalés.
Il se dégage quelque chose d'hypnotique de ces peintures. Un sentiment de solitude, l'impression de contempler un monde laissé à l'abandon. Une forme de beauté froide, presque morbide. Cette absence d'humanité devient d'autant plus dérangeante lorsque surgit un complexe de tentes parfaitement alignées, à l'image d'un camp de réfugiés. Il apparaît comme incongru dans sa régularité géométrique, son blanc uniforme au sein de cette steppe infinie. Combien de temps résistera-t-elle ? Bientôt, il ne subsistera que ses étendues infinies. Varlamov l'a déjà quittée depuis longtemps.