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dolescente rêveuse, correspondant avec un étudiant qu’elle considère comme son frère, Misonoo Nanako entre au prestigieux lycée pour filles, Seiran. Dès le premier jour, elle rencontre les trois coqueluches de l’école : Kaoru, la capitaine du club de basket, souvent absente pour raisons de santé, la mélancolique Rei, surnommée Saint-Just et si peu attachée à la vie ainsi que Fukiko Ichinomiya, l’élégante présidente du « club de la rose ». Cette dernière accueille les élèves en lançant l’ouverture des candidatures pour intégrer la très sélecte fraternité qui n’accepte que les plus belles ou les plus riches lycéennes. Au grand dam de bien des postulantes, Nanako est intégrée dans l’institution, ce qui lui vaut d’être la cible de nombreuses filles évincées et d’être défendue par la jolie Mariko qui désire devenir son amie. Au fil des jours, l’adolescente se rend compte que l’image idyllique du lycée et plus encore du « club de la rose » cache en fait une réalité sombre de jalousies, de rancœurs et de pesants secrets qui affectent tous les élèves mais aussi Kaoru, Rei et Fukiko dont les relations sont complexes.
En publiant Très cher frère, les éditions Asuka permettent aux lecteurs de (re)découvrir l’un des chefs d’œuvre de Riyoko Ikeda (La Rose de Versailles) – une des fondatrices du shôjo dans les années 1970 - qui avait précédemment été adapté en une série animée de 39 épisodes rééditée chez Kaze à l’occasion de cette sortie. La mangaka entraîne ici le public dans un drame romanesque où s’exacerbent les passions d’un groupe de jeunes filles à la recherche de l’amour, de la reconnaissance de leurs pairs, de leur identité comme êtres humains et femmes. Aujourd’hui, le style narratif, le ton un peu excessif, les sentiments extrêmes des protagonistes, la succession de tourments qui forment autant d’obstacles, la légère naïveté de l’héroïne peuvent paraître d’un autre âge ou caricaturaux. Pourtant, ils sont à l’origine des normes actuelles du genre et, en cela, ce titre est intéressant, voire indispensable, Très cher frère contenant tous les ingrédients devenus, depuis, des poncifs et développant avec brio un récit dont le suspense est parfaitement maintenu jusqu’au bout.
Intelligemment construite, l’histoire monte constamment en intensité dans ce qui se rapproche d’un huis-clos. Ainsi, après des débuts presque trop parfaits, les difficultés s’enchaînent et le tableau de ce microcosme lycéen confiné s’assombrit de plus en plus pour aboutir à l’inévitable bouleversement qui scelle le destin de chacun avant que se dessine une fin teintée de nostalgie douce-amère. Elle doit également beaucoup à une galerie de personnages hauts en couleurs, charismatiques et attachants dont les caractères sont largement exploités et les relations mises au jour progressivement et révélées dans toute leur complexité psychologique et affective. Les jeunes filles mises en avant – Kaoru, Rei, Fukiko et Mariko – ne cèdent en rien les unes aux autres et chacune voit son passé, ses peurs, ses envies éclairés afin d’être mieux appréhendés. La cohabitation d’autant de protagonistes féminins – les hommes restent plutôt en retrait bien qu’ils ne soient pas absents – se pare d’un relent de saphisme se traduisant par des élans d’affection et d’admiration des cadettes envers leurs aînées dont l’aspect androgyne – Rei surtout, Kaoru dans une moindre mesure – laisse cours à toutes les ambiguïtés.
L’ensemble est porté par le graphisme singulier et reconnaissable de Kiyoko Ikeda. Son coup de trait stylé, empruntant au dessin de mode, donne vie à des silhouettes longilignes et fines, vêtues avec élégance et goût – lycée prestigieux oblige. Bien typé, le design des personnages rappelle cependant fortement celui de la La rose de Versailles, Rei ayant ainsi des airs de lady Oscar, tandis que Fukiko se rapproche assez de Marie-Antoinette. En outre, trames fleuries et lumineuses contrastent avec les spirales et bandes sombres afin d’exprimer tour à tour l’éblouissement, la joie, la beauté ou les épreuves, les coups bas portés sans état d’âme. Émotions et sentiments sont transmis par de gros plans sur des visages allongés aux yeux surdimensionnés, où éclatent la gaité, les larmes ou la stupeur.
Pavé étonnement facile à lire, Très cher frère est un des titres à l’origine du shôjo. En cela, il est important de le connaître d’autant plus que ses qualités narratives et graphiques sont incontestables et le placent en bonne place parmi les parutions actuelles. Il sera comme une madeleine de Proust pour les connaisseurs et séduira sans doute les néophytes par son côté certes un peu désuet mais incontestablement savoureux.