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i>Tintin au Tibet tient une place à part au sein des aventures de Tintin: c'était l’album préféré d’Hergé. Et s’il témoigne tout du long des états d’âme de son auteur, il s’achève par l’apaisement.
À la fin des années cinquante, Hergé traverse une grave crise personnelle. Il a rencontré une autre femme et a décidé de se séparer de son épouse. En proie à la culpabilité, il sombre dans une profonde dépression. À ce moment, il est hanté par des rêves de « blanc », un « blanc » qui l’étouffe et l’angoisse. Il entreprend une psychanalyse et son thérapeute lui recommande alors d’abandonner momentanément son activité. Mais Hergé ne renonce pas. Au contraire, il se jette à corps perdu dans le travail. De cette période naquit dans la douleur Tintin au Tibet, ce chef-d’œuvre qui lui permit de venir à bout de ses démons.
Hergé déclarait : « cet album est le reflet exact de cette crise morale : l’amitié, la fidélité, la pureté ». Le blanc de ses rêves il l’assimile à cette pureté inaccessible à laquelle il aspire. Celle-ci se matérialisera dans l’album par les monts enneigés de l’Himalaya, les monts qui apparaissent aussi comme l’obstacle à franchir. Il conçoit donc son récit comme une sorte de mise à l’épreuve.
Pour exorciser son mal, c’est son personnage que Hergé va confronter à un drame : informé de la venue de son ami Tchang, Tintin apprend que l’avion dans lequel il devait arriver s’est écrasé sur l’Himalaya. L’accident n’a laissé -semble-t-il- aucun survivant. Pourtant, une fois passé le désarroi, Tintin, sur la base d’un rêve, acquiert l’intime conviction que Tchang est vivant. Il décide, en dépit du bon sens de partir à sa recherche, guidé par cette certitude irrationnelle.
Le récit prend l’accent, selon les mots d’Hergé, d’un « chant dédié à l’amitié ». C’est celle de Tintin pour Tchang, mais aussi celle du capitaine pour Tintin qui, alors que les motivations de son ami demeurent à ses yeux incompréhensibles, lui reste toujours fidèle. Réintroduire le personnage de Tchang c’est encore, par-delà la fiction, rappeler le jeune chinois qui, en 1934 à Bruxelles, initia Hergé au monde extrême-oriental, mais qu’il a depuis lors perdu de vue. Cette aventure est enfin l’occasion pour Hergé de faire part de l’intérêt qu’il porte aux rêves prémonitoires, aux manifestations du destin, ou encore aux phénomènes de lévitation observés au Tibet. La conclusion de l’intrigue conforte le mythe de « l’homme des neiges », tandis qu'il en démystifie la dimension « abominable », celui-ci nous délivrant même une remarquable leçon d’humanité.
L’album est également un modèle de maîtrise narrative, offrant un récit d’une grande limpidité. La première page, par exemple, contient en elle les clés de l’album : Tintin en villégiature dans les Alpes revient de randonnée et vante les mérites de la montagne au capitaine. Ce dernier explique dans sa manière inimitable à quel point il trouve absurde d’escalader des sommets pour devoir les redescendre (« les montagnes, pour moi, on peut les supprimer »). Il en souligne également les dangers en pointant un fait-divers lu dans le journal. Or, à travers cet argument (un avion qui s'est écrasé), il tient là, sans le savoir, la justification de ce qui le poussera soixante page durant, à contredire ses déclarations. En quelques cases, Hergé expose une situation où se caractérise la psychologie de ses personnages tandis que, irrémédiablement, le récit se met en marche.
Cette superbe réédition, en tout point conforme à l’originale, est donc l’occasion rêvée de redécouvrir cet album remarquable.