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n 1929, Frigyes Karinthy présente une théorie avançant que, au niveau mondial, tout individu se situe à six degrés de séparation d'un autre. Des années après, les services secrets ouest-allemands ont décidé de mettre en pratique cette idée originale pour tenter d'infiltrer des groupuscules d'extrême-gauche.
Début des années quatre-vingt, Otto s’installe à Berlin-ouest et s'inscrit à la fac. Sa mission est de se mêler à la population et de débusquer d'éventuels terroristes en devenir. Au même moment, Martin arrive aussi en ville, et cet ancien militant de la Fraction Armée Rouge a également un but précis : continuer la lutte, par tous les moyens. D'un café à une manifestation en passant par une fête de quartier, il est tout à fait prévisible que les deux hommes finissent par se croiser...
Jörg Ulbert, qui livre ici son premier scénario, a composé une trame passionnante, merveilleusement ancrée dans son époque. En effet, la description du Berlin d'avant la réunification est admirable de précision. La vie estudiantine, les cabarets alternatifs, les squats et la musique (une bande son est proposée en annexe) donnent un excellent aperçu de l'atmosphère et de l'énergie du lieu. Les différents protagonistes trouvent naturellement leur place au sein de cet environnement bouillonnant. Au-delà de l'intrigue elle-même, le scénariste raconte en filigrane la fin d'une période, celle des grandes utopies révolutionnaires. Alors que Martin tente un dernier coup d'éclat, son temps est déjà révolu. Les revendications que son groupe a tant de peine à rédiger sonnent dramatiquement creux. Le mélange entre témoignage et fiction est dosé de telle manière que leur limite se confondent. Résultat, la lecture est prenante et engageante.
Aux pinceaux, Jörg Mailliet dépeint admirablement l'Allemagne de l'Ouest. Vues aériennes spectaculaires, immeubles emblématiques imposants, bouis-bouis enfumés et ruelles glauques participent pleinement à l'ambiance particulière de cette enclave héritée de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le découpage est incisif, autant dans les scènes de foule que lors des têtes-à-têtes sur fond d'échanges idéologiques. Le seul bémol vient du rendu, par moments fluctuant, des personnages. Le dessinateur est visiblement plus à l'aise avec la pierre que la chair ! Ceci dit, il effectue un travail impressionnant de constance tout au long des cent-vingt pages de l'album.
Doté d'une construction sans faille et parfaitement mis en images, Le théorème de Karinthy est un véritable thriller flirtant avec le récit historique.