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r Mogo est envoyé en Inde pour retrouver un capitaine de cargo qui a disparu. Son périple s'apparentera à un véritable jeu de piste à travers un pays dont la superficie est environ six fois supérieure à celle de la France. L'intrigue de Tchaï Masala est donc avant tout un prétexte pour Christian Cailleaux, un moyen détourné de livrer un carnet de ses propres voyages en Inde. Il reste d'ailleurs dans un schéma assez classique où, avec un mélange d'anecdotes, de rêves et de réflexions personnelles, il présente des personnages typiques rencontrés au détour d'une rue ou dans un wagon de train, des expériences culinaires forcément dépaysantes, quelques curiosités locales, des rites religieux et des aspects de l'Histoire nationale.
Le choc des cultures, pourtant, se fait toujours en douceur pour le voyageur qui, porté par la curiosité, s'intéressera aux mille et une facettes de la société indienne sans toutefois la comprendre véritablement. En effet, à la fois poussé par sa mission et quelque peu enfermé dans sa vision d'homme occidental, il aura souvent l'impression de rester à la surface des choses sans pouvoir les intégrer à sa propre vie. Il faut certainement y voir aussi une forme de désillusion, une confrontation difficile entre l'imagerie traditionnelle et la découverte de la réalité : une terre de contrastes où la beauté et la richesse côtoient la misère et la pauvreté. Finalement, ce voyage sera pour lui l'occasion d'un cheminement intérieur, la révélation d'une part de lui-même dont il n'avait peut-être pas conscience et des raisons qui le poussent à partir loin de chez lui.
Le lecteur adopte le même point de vue que le personnage qu'il suit pas à pas, ne retenant que quelques impressions fugaces, quelques souvenirs disparates. Le dessin, se situant quelque part entre Loustal et Peyraud, participe à ce sentiment : assez évocateur pour dépeindre le vécu du voyageur, il reste assez évasif pour laisser une place à l'irréel et à l'imaginaire. Les couleurs, plutôt pâles, renvoient une image de calme et de douceur, un peu comme si la confrontation de cultures différentes ne menait pas forcément à la violence mais bien au respect mutuel, loin des rancoeurs de l'Histoire. Les textes narratifs, prenant parfois le relais des couleurs, permettent à l'auteur de décrire les ambiances dans leur ensemble, ajoutant le goût et l'ouïe au simple plaisir visuel. En outre, le grand nombre de scènes muettes, de simples paysages laissés à l'admiration du lecteur, invitent à prendre son temps, à se laisser gagner par la beauté de l'Inde.
Difficile de savoir ce que l'auteur aura vraiment retenu de sa plongée dans le pays des maharadjas, tant la vision qu'il en donne peut parfois paraître floue. Le dessin accorde notamment une grande importance aux espaces vides : les souvenirs finissent-ils donc toujours par s'estomper ? Tchaï Masala, avec des décors et des personnages indissociables et difficiles à appréhender, fait en tout cas partie de ces histoires où le chemin parcouru est plus important que la destination. Véritable ode à l'évasion et à la découverte, cet album laisse toutefois à l'esprit une question que tout voyageur, à l'image d'un St Exupéry plusieurs fois cité en référence, finit toujours par se poser : "Pourquoi ne pas s'arrêter pour avoir sa place et sa part parmi les choses éternelles ?"