S
ur le fil du rasoir ou la pointe du pinceau, Swan continue sa mystification et poursuit ses études aux Beaux-Arts. Son talent n’est pas passé inaperçu et elle est rapidement devenue la favorite en vue du Prix de Rome. Ses coreligionnaires ne partagent évidemment pas ce point de vue. Entre jalousie et xénophobie de circonstance, ils sont prêts à tout pour l’éliminer. Fraîchement débarqué d’Amérique, son père décide de prendre les choses en main, gare à ceux qui voudrait du mal à sa fille ! Autour de la prestigieuse institution, détracteurs et avant-gardistes ne se privent pas pour critiquer les principes et les règles enseignés par des professeurs englués dans l’académisme. Au nom de l’Art, tout semble justifiable, même le pire.
Avec Le déjeuner sur l’herbe, tome trois de Swan, Néjib clôture sa relecture des luttes et du bouillonnement artistique qui ont engendré l’Impressionnisme et annoncé l’Art moderne du XXe siècle. Napoléon III et les barons du Second Empire imposent le progrès à la France, les artistes devront s’y adapter. Ce cadre historique passionnant sert d’écrin à un récit psychologique intense. Swan et son frère Scot tentent de vivre leurs différences dans un monde engoncé dans la morale et d’échapper de la tutelle d’un père aussi autoritaire que décontenancé. Les portraits sonnent juste, leurs douleurs et doutes résonnent malheureusement encore aujourd’hui. En parallèle, les débats à couteaux tirés des partisans du renouveau pictural avec les tenants du classicisme ne s’avèrent pas moins prenants et universels. Très bien documentés, les échanges font mouche et le mélange entre personnages réels et inventés ou réinterprétés se montre parfaitement dosé et confondant.
Corollaire à la richesse dramatique et thématique de l’album, la lecture est dense et nécessite un minimum de connaissance de la seconde moitié du XIXe siècle pour totalement s’apprécier. Afin de palier cette situation, le trombinoscope rappelant les protagonistes principaux aurait pu intégrer quelques acteurs en plus (peintres et figures publiques). Ce petit bémol secondaire est contrebalancé par une narration fluide et sans fausse note. Le trait subtil du dessinateur ne s’encombre pas de fioriture et ses illustrations vont directement au but. Résultat, la lisibilité est parfaite et le ressenti maximal. Petit «bonus», les amateurs s’amuseront certainement à débusquer les nombreuses œuvres célèbres reprises ici et là au fil des pages.
Imposant, finement écrit et mis en image, Swan se lit autant comme une saga familiale respectant les codes du genre que comme une excellente leçon d’histoire juste décalée pour ne pas devenir rébarbative. Une série précieuse à ranger au côté du puissant Peintre hors-la-loi et du charmant et injustement méconnu Jardin de Daubigny.