Le 09/12/2025 à 19:00:21
Grand prix ACBD 2026*… Le format remarquable de la BD attire le regard : un grand ouvrage carré - comme L’héritage fossile de Valette un an avant, chez Delcourt également - mais ici plus lumineux, avec des lettres dorées et des pages dignes d’un parchemin… Mais surtout sa couverture, représentant un jeune clerc métissé, marchant dans le désert à proximité d’un mont fumant et regardant le ciel, alors qu’un terrible affrontement - en principe invisible - a lieu dans le ciel, entrechoquement du terrible Tezcatlipoca, « seigneur du proche et du lointain », avec l’archange Saint-Michel qui prend l’ascendant, reflète d’emblée une certaine ambition des auteurs et de leur éditeur : raconter à « parts égales » (titre d’une monographie précurseure de l’un des auteurs, Romain Bertrand que l'on pourrait aussi rapprocher d'un livre de Nathan Wachtel, La vision des vaincus) l’histoire du codex florentin à travers les yeux d’une de ses petites mains, Antonio Valeriano. On ouvre cet objet mi-codex mi-BD et c’est là que ça devient réellement fascinant : les auteurs ont pris le parti de retracer cette histoire complexe - il y a d’ailleurs des notes explicatives et bibliographiques en fin d’ouvrage, pour nous donner une idée du degré d’interprétation historique - dans un art séquentiel hybride, faisant dialoguer le style occidental (gravures et estampes européennes) avec les glyphes aztèques, styles qui s'interpénètrent entre eux. Et ça marche ! L’efficacité des vocables graphiques utilisés par le dessinateur Jean Dytar permettent de se saisir d’un univers d’une grande profondeur : dans cette histoire du Mexique colonisé par les conquistadors espagnols, sous le regard approbateur de l’Église catholique, les Aztèques ne sont ni des gentils ni des méchants et tous les personnages sont tiraillés par les marques de leur identité ancienne, l'intrusion puis la mise sous tutelle tout aussi violente d’une civilisation par une autre, allogène et dominante, ce qui n'empêche pas ces populations de produire une forme originale de société, sise entre ce qui est là et ce qui n’est plus là ou trop lointain, ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ou plus, ce qui est tangible et ce qui est insaisissable, ce qui est en projet et ce qui est effectivement réalisé : pour Antonio Valeriano, ce processus de colonisation se concrétise finalement par un retour inopinée vers la culture autochtone, celle de sa famille, qui lui était devenue étrangère, resurgissant chez lui dans un certain métissage lors de l'élaboration du codex ; son maître Bernardino de Sahagun quant à lui - qui dirige cet immense projet de collecte - est gagné par une sensibilité nouvelle à ce monde aztèque, résurgence d’un humanisme profondément ancré en lui, après avoir paradoxalement cherché à détruire la culture aztèque et formaté des esprits neufs au catholicisme. Pourtant, rien ne nous dit que ça s’est passé exactement comme cela. Car, cette BD laisse aussi une part à la réflexion. N’est-ce pas d’ailleurs la caractéristique d’un bon livre ? Comme le disait Voltaire : « Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié ». Un lecteur peut aussi être amené à réfléchir, à faire preuve d’esprit critique et finalement à combler les interstices, les parties manquantes à l’aide de ses savoirs ou même de son imagination. En ce sens, je préfère la sobriété du propos de Romain Bertrand et la clarté du trait particulièrement plastique de Jean Dytar, auteur caméléon, à la profusion émotionnelle d’un scénario à l’eau de rose ou d’un trait trop sûr de lui à former des arrières plans fantasmagoriques et par trop romantiques (je pense au Camelot de Prince Valiant par exemple, même si j’ai beaucoup aimé cette BD anhistorique étant petit)**. Finalement, Jean Dytar maîtrise encore une fois son art dans une nouvelle BD rare et unique en son genre, que jamais je n’aurais cru voir un jour, et sa collaboration avec Romain Bertrand est inespérée. Néanmoins, en terme d’innovation, si le style est emprunté à l’art séquentiel du XVIe siècle, cette alchimie séquentielle, où les choses se colorent peu à peu... est en réalité très contemporaine. D’où une certaine aisance de lecture aussi, quant on a les codes. Et puis, malgré certains biais, cet ouvrage est d’une telle richesse… Ce fut donc un réel bonheur de le lire. ...Et c’est mérité. *Je trouve ça assez drôle de voir que ce prix, décerné uniquement à des BD en français (c'est l'une de ses spécificités), vient couronner une BD sur la langue, l'écriture et plus largement la culture nahuatl. Comme quoi le français est autant la langue de l'universel qu'elle peut se substituer au langage du colon. **Une idée de film pour s’immerger plus intensément dans l’empire aztèque avant son invasion : Apocalypto de Mel GibsonLe 05/12/2025 à 21:56:52
Opus après opus, Jean Dytar s'affirme comme un des plus grands maîtres du 9ème art, avec un souci de véracité historique (il s'est associé ici avec l'historien Romain Bertrand), des thèmes souvent liés à l'intolérance (voir par exemple Florida, #J'accuse !), et une réalisation visuelle très innovante mais toujours au service du propos. Ici, le mélange de simili-gravures et de dessins inspirés du codex de Florence dont il retrace la genèse et la destinée (hypothèse parmi d'autres) sert, de mon point de vue, particulièrement bien le récit. Aucun manichéisme dans son traitement, l'équilibre entre l'aspiration à préserver cette culture préhispanique, la volonté malgré tout d'imposer le christianisme, le difficile choix des mots (comme cela est relaté dans la postface), les combats entre partisans et détracteurs (craignant une propagation de ces idées "impies") de ce projet majeur étant toujours préservé. L'album, très beau aussi et ayant fait l'objet d'une attention toute particulière de l'éditeur, renvoie à de nombreux liens et références, illustrant, si besoin en était, la rigueur du travail entrepris. En conclusion, on ne peut que saluer la ténacité de certains visionnaires, conscients d'œuvrer pour l'histoire avec un grand H dans un climat qui, on l'imagine, ne devait être très propice...Le 18/11/2025 à 23:02:16
« Les sentiers d’Anahuac » raconte la création du Codex de Florence, un manuscrit rédigé au 16° siècle par un moine franciscain et ses disciples amérindiens. Ce recueil inestimable rend compte du monde des Aztèques tel qu’il était, avant que la Conquête espagnole et la christianisation ne viennent mettre un terme à leur civilisation. Une superbe idée scénaristique, en tout cas, que les auteurs ont mis en scène de manière spectaculaire. En cherchant à fusionner le fond et la forme, Jean Dytar fait cohabiter dans ses pages deux styles complètement différents : des symboles aztèques aux couleurs vives pour illustrer le monde indigène, et du noir et blanc imitant la gravure, pour tout ce qui se rapporte aux conquistadors. Cet effet d’opposition est renforcé par l’alternance de planches " classiques " et de doubles pages pictographiques, avec de véritables glyphes de la langue nahuatl. Le tout dans un format carré au papier parcheminé. Un magnifique travail de création et d’édition, vraiment, qu’il faut saluer. Mais bien que cette proposition soit ambitieuse et d’un intérêt culturel certain, elle ne m’a pas convaincu. Sur le papier, c’est prometteur. Le lecteur va suivre Antonio Veleriano, jeune indien prosélyte, et son mentor, le père Bernardino de Sahagún. Afin de parfaire l’évangélisation du pays, ils vont faire témoigner les plus âgés des natifs, ayant vécu la splendeur de l’empire aztèque, pour comprendre leurs usages et leur mythologie. Puis ils entreprendront de traduire leurs paroles en latin, espagnol et nahuatl. Ce qui constituera le Codex de Florence. Pourtant, cela m’a donné l’impression d’être davantage un récit historique qu’une bande dessinée. Avec une forme globale peu intuitive et peu fluide, l’album peine à captiver. Il manque de souffle et d’intensité. Les connaissances encyclopédiques de Romain Bertrand ne suffisant pas à faire, à elles seules, un bon scenario. On le voit dans les personnages par exemple. En dehors des deux acteurs principaux, les autres n’ont que très peu d’épaisseur et restent constamment en arrière-plan. Aucun ne joue de rôle important. Quant aux décors, ils sont la plupart du temps extrêmement pauvres, au regard du contexte foisonnant. Les quelques vues des cités sont très parcellaires et plutôt austères, alors que leur démesure et leur complexité offraient des potentialités extraordinaires, notamment architecturales. On sent bien que la démarche des auteurs est avant tout cérébrale et très peu tournée vers le rythme et la dramaturgie. D’autre part, le dispositif graphique choisi par J. Dytar est si démonstratif qu’il en devient presque artificiel. Il m’a empêché de rentrer convenablement dans l’histoire. Quand le dessin semble dire en permanence « regarde-moi », je reste en général à distance. L’omniprésence de ces idéogrammes n’apporte finalement que peu de valeur ajoutée au texte. L’utilisation de glyphes est pertinente et pleinement raccord avec le propos, c’est indiscutable. Mais ils sont peu variés, et sans que rien ne vienne jamais les revitaliser, ils finissent par devenir répétitifs. Autre conséquence, les planches paraissent étrangement figées. Elles manquent cruellement de profondeur. L’effet 2D, produit par les glyphes, finit par l’emporter sur le reste, puisqu’il n’est pas contrebalancé par la faible perspective du mode « gravure ». Enfin, il suffit de trois pages pour intégrer qu’à chaque fois qu’il sera question des Mexicas, leurs symboles apparaitront. Et ce sera ainsi jusqu’à la fin. Leur présence ne fait pas vraiment sens en termes d’idée, elle est juste ornementale. Je ne le remets pas en question mais je pensais que cela déboucherait sur quelque chose de plus fort, comme la présentation du fameux codex à la fin. Mais non. On n’en voit pas une page alors que cela, me semble-t-il, aurait été plus qu’opportun. Dommage. Sur le plan formel « Les sentiers d’Anahuac » est donc un ouvrage magistral mais que je trouve un peu vain. C’est toute la difficulté d’un album « expérimental » comme celui-ci. On n’en retient plus l’apparence que le fond. J’en recommande toutefois la lecture.Le 09/11/2025 à 20:28:07
Une très belle expérience de lecture. Le récit n'est certes pas des plus palpitants, mais il maintient l'intérêt du lecteur pour cette enquête et cette civilisation disparue des Mexicas. Le propos est très documenté et les dessins, très réfléchis, apportent un vrai plus à l'histoire. J'ai passé un excellent moment.BDGest 2014 - Tous droits réservés