Info édition : Noté "Première édition" + dossier "Anahuac sources et sentiers de l'enquête" de 4 pages en fin d'album + feuillet à part reprenant le dessin de la couverture et le glossaire
Résumé: Au XVIe siècle, lors de son arrivée au Mexique, le prêtre franciscain Bernardino de Sahagun déplore la destruction systématique par les conquistadores de la culture autochtone. Il se lance dans la rédaction d'un recueil monumental, transcription de la mémoire aztèque. Un jeune Indien, Antonio Valeriano, né après la Conquête, l'aide dans sa tâche et découvre, chemin faisant, sa culture d'origine...
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exique, 1539. La terrible «normalisation» de l'Amérique centrale par les Espagnols suit son cours depuis maintenant une quinzaine d’années. Le vice-roi et les édiles, associés à l’Église catholique toute puissante, procèdent avec diligence afin de mettre au pas les populations locales. L’éradication de leur religion est spécialement visée. Au-delà du pillage des ressources, il s’agit également de propager, par la force si nécessaire, la bonne parole. Bernardino de Sahagún, moine franciscain, fait partie de ceux qui prêchent les Évangiles. Il est également chargé d’éduquer des locaux qui seront ensuite plus aptes à convaincre les récalcitrants. C’est ainsi qu’il accueille un jeune garçon autochtone baptisé Antonio Valeriano. Ce dernier, très doué, va apprendre le latin, les classiques et devenir à son tour tuteur pour la future élite indigène. En parallèle, Bernardino a décidé de recueillir les anciennes légendes et mythes de ce monde si différent. Sa théorie est que le Diable prend de multiples formes et qu’il est indispensable de connaître les racines des croyances impies afin de les combattre efficacement. Même si toute sa hiérarchie ne partage pas son raisonnement, il va passer le reste de sa vie à écrire une monumentale Histoire générale des choses de Nouvelle-Espagne et c’est Antonio, parmi de nombreux autres pupilles, qui va lui servir d’assistant et d’interprète. Sans le savoir, cette œuvre magistrale va devenir une des sources les plus complètes à propos de la civilisation mexicas (anciennement appelée aztèque). Il s’agit également d’une des premières enquêtes ethnologiques au sens moderne jamais entreprise.
Auteur inclassable se renouvelant à chaque nouvelle BD, Jean Dytar s’est associé à l’historien Romain Bertrand pour raconter cet épisode peu connu de la conquête espagnole. Évidemment, narrer frontalement et classiquement cette anecdote qui se déploie sur des décennies aurait été trop simpliste ou limitatif pour le dessinateur du Sourire des marionnettes et des Illuminés. À la place, il a tissé un récit multi-focal, mêlant roman d’apprentissage et de compagnonnage, anthropologie et fable universelle. De plus, il évite soigneusement d’occulter la complexité et la dureté des enjeux en place (génocide culturel, colonisation, sources historiques orientées, etc.) grâce à un scénario qui prend le temps d'aborder les différents points de vue d’une manière à la fois complète, sensible et accessible. Si Bernardino est à l’origine de ces péripéties savantes, c’est bien Antonio qui concentre les attentions dans son rôle de passeur. Sa maîtrise du latin, du castillan et du nahuatl lui permet de comprendre l’évolution des situations, de s’y perdre parfois, tout en servant de guide au lecteur au long de cet ouvrage aussi foisonnant que généreux.
Ce sujet, déjà dramatique et enthousiasmant sur le papier (la trajectoire improbable du manuscrit de Bernardino mériterait à elle seule une série), est sublimé par le traitement graphique d’un des artistes les plus détonants du Neuvième Art. En effet, Dytar propose un album total, dans lequel tous les éléments (découpage, couleurs et mise en scènes) sont appelés à jouer un rôle actif dans la narration. Les planches passent du réalisme, façon gravure sur bois en N&B, quand il s’agit de dépeindre les Occidentaux à un traitement tout en rondeurs et en couleurs tirés des Codex pour les Mexicas. Les deux mondes se côtoient, s’interpénètrent et se «contaminent» mutuellement. Un «camp» ou un personnage peut même prendre l’ascendant pour quelques pages, avant de se rétracter dans une espèce de tango métaphorique et fantastique toujours renouvelé, le tout sous les regards des dieux et d’autres créatures mythologiques.
Somptueux visuellement, passionnant formellement, profond et provocateur à sa manière, Les sentiers d'Anahuac s’avère être un trésor d’inventivité utilisant pleinement tous les outils narratifs propres à la bande dessinée. Impressionnant et indispensable.
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Pour les curieux, les deux mille cinq cents pages d’Une histoire générale des choses de Nouvelle-Espagne ou Codex de Florence sont consultables en ligne.
La preview
Les avis
Yovo
Le 18/11/2025 à 23:02:16
« Les sentiers d’Anahuac » raconte la création du Codex de Florence, un manuscrit rédigé au 16° siècle par un moine franciscain et ses disciples amérindiens. Ce recueil inestimable rend compte du monde des Aztèques tel qu’il était, avant que la Conquête espagnole et la christianisation ne viennent mettre un terme à leur civilisation.
Une superbe idée scénaristique, en tout cas, que les auteurs ont mis en scène de manière spectaculaire. En cherchant à fusionner le fond et la forme, Jean Dytar fait cohabiter dans ses pages deux styles complètement différents : des symboles aztèques aux couleurs vives pour illustrer le monde indigène, et du noir et blanc imitant la gravure, pour tout ce qui se rapporte aux conquistadors.
Cet effet d’opposition est renforcé par l’alternance de planches " classiques " et de doubles pages pictographiques, avec de véritables glyphes de la langue nahuatl. Le tout dans un format carré au papier parcheminé.
Un magnifique travail de création et d’édition, vraiment, qu’il faut saluer. Mais bien que cette proposition soit ambitieuse et d’un intérêt culturel certain, elle ne m’a pas convaincu.
Sur le papier, c’est prometteur. Le lecteur va suivre Antonio Veleriano, jeune indien prosélyte, et son mentor, le père Bernardino de Sahagún. Afin de parfaire l’évangélisation du pays, ils vont faire témoigner les anciens ayant vécus la splendeur de l’empire aztèque, pour comprendre leurs usages et leur mythologie. Puis ils entreprendront de traduire leurs paroles en latin, espagnol et nahuatl. Ce qui constituera le Codex de Florence.
Pourtant, cela m’a donné l’impression d’être davantage un récit historique qu’une bande dessinée. Avec une forme globale peu intuitive et peu fluide, l’album peine à captiver. Il manque de souffle et d’intensité. Les connaissances encyclopédiques de Romain Bertrand ne suffisant pas à faire, à elles seules, un bon scenario.
On le voit dans les personnages par exemple. En dehors des deux acteurs principaux, les autres n’ont que très peu d’épaisseur et restent constamment en arrière-plan. Aucun ne joue de rôle important. Quant aux décors, ils sont la plupart du temps extrêmement pauvres, au regard du contexte foisonnant. Les quelques vues des cités sont très parcellaires et plutôt austères, alors que leur démesure et leur complexité offraient des potentialités extraordinaires, notamment architecturales. On sent bien que la démarche des auteurs est avant tout cérébrale et très peu tournée vers le rythme et la dramaturgie.
D’autre part, le dispositif graphique choisi par J. Dytar est si démonstratif qu’il en devient presque artificiel. Il m’a empêché de rentrer convenablement dans l’histoire. Quand le dessin semble dire en permanence « regarde-moi », je reste en général à distance.
L’omniprésence de ces idéogrammes n’apporte finalement que peu de valeur ajoutée au texte. L’utilisation de glyphes est pertinente et pleinement raccord avec le propos, c’est indiscutable. Mais ils sont peu variés, et sans que rien ne vienne jamais les revitaliser, ils finissent par devenir répétitifs.
Autre conséquence, les planches paraissent étrangement figées. Elles manquent cruellement de profondeur. L’effet 2D, produit par les glyphes, finit par l’emporter sur le reste, puisqu’il n’est pas contrebalancé par la faible perspective du mode « gravure ».
Enfin, il suffit de trois pages pour intégrer qu’à chaque fois qu’il sera question des Mexicas, leurs symboles apparaitront. Et ce sera ainsi jusqu’à la fin. Leur présence ne fait pas vraiment sens en termes d’idée, elle est juste ornementale.
Je ne le remets pas en question mais je pensais que cela déboucherait sur quelque chose de plus fort, comme la présentation du fameux codex à la fin. Mais non. On n’en voit pas une page alors que cela, me semble-t-il, aurait été plus qu’opportun. Dommage.
Sur le plan formel « Les sentiers d’Anahuac » est donc un ouvrage magistral mais que je trouve un peu vain. C’est toute la difficulté d’un album « expérimental » comme celui-ci. On n’en retient plus l’apparence que le fond. J’en recommande toutefois la lecture.
fifou75
Le 09/11/2025 à 20:28:07
Une très belle expérience de lecture. Le récit n'est certes pas des plus palpitants, mais il maintient l'intérêt du lecteur pour cette enquête et cette civilisation disparue des Mexicas. Le propos est très documenté et les dessins, très réfléchis, apportent un vrai plus à l'histoire. J'ai passé un excellent moment.