Résumé: Fable tragique sur la chute de lempire aztèque, ce récit à plusieurs voix se concentre sur la figure mystérieuse de la Malinche, esclave offerte par les mayas au conquistador espagnol Cortès, qui devint rapidement sa femme, son interprète et sa conseillère diplomatique. Son rôle historique, aussi crucial quambigu, procède de létrange situation de sa parole, intermédiaire entre deux mondes qui ne peuvent - ou ne veulent - pas se comprendre. Pablo Auladell (Le Paradis perdu - Actes Sud lan 2) magnifie par son trait charbonneux et envoutant ce texte du cinéaste et écrivain Gonzalo Suarez.
A
u cœur des ténèbres, des silhouettes venues du passé émergent pour raconter leur histoire. Le premier évoque la révélation reçue du serpent à plumes pour annoncer sa fin et celle des siens, portée par un homme venu d’au-delà des mers. Depuis, Moctezuma sait qu’il n’y a pas d’échappatoire. Le second est un vieillard en armure qui raconte comment son chef, Hernán Cortés a acculé ses hommes en mettant le feu à leurs navires, afin de ne leur offrir d’une issue : la marche en avant à travers des terres inconnues. Puis, une femme apparaît, destinée à être le canal de l'échange entre l’Aztèque et l’Espagnol.
Écrivain et cinéaste hispanique, Gonzalo Suárez revient dans Le rêve de Malinche sur le drame qu’a été la conquête d'un empire centenaire à l'aube du XVIe siècle. Dans un roman graphique qui tient davantage de l’album illustré que de la bande dessinée classique, il livre une vision à la fois sombre et teintée d’onirisme de cet événement qui a bouleversé l’ordre d’une région devenue le Mexique actuel.
Comme dans un songe imprégné d’ombres, il introduit un personnage observateur, lequel écoute, tour à tour, les témoignages des protagonistes. Composée de six tableaux figurant autant d’actes, la narration se fait alors à plusieurs voix qui se succèdent avant de se rencontrer dans une sorte de trilogue. Chacune permet d’appréhender à la fois la personnalité de l’individu qui témoigne, mais aussi de révéler le regard qu’il porte sur les faits.
Ainsi, bien qu’ancré dans un fatalisme résigné, l’empereur aztèque cherche avant tout à éviter le pire à son peuple, sans toutefois se montrer dupe des intentions du conquérant qui lui fait face. Le portrait dressé par Bernal Diaz del Castillo de ce même Cortés en souligne le côté autoritaire, la duplicité, ainsi que son appétit de pouvoir. Lorsque le conquistador prend la plume – des extraits de missives authentiques parsèment le propos – et la parole, il fait preuve d’une ambition certaine ainsi que d’un double langage arrangeant la réalité pour mieux servir ses desseins. Ses commentaires accompagnant ce qu’il demande à son interprète de dire sont éloquents à cet égard et dépeignent avec ingéniosité l’ambivalence de l’entreprise de conquête au regard de ce qui se pratique au même moment en Europe. Quant à Malinche, figure centrale, elle se présente en instrument conscient et dépourvu d’illusion, sans pour autant posséder la malignité que d’aucuns lui ont prêtée.
L'histoire est illustrée par Pablo Aulabell dont le trait charbonneux renforce l'atmosphère singulière de ce voyage à travers des brumes du temps. Son graphisme, maîtrisé, captive par une certaine élégance et le rendu des textures. Il se nourrit également des représentations connues des protagonistes (gravures d'époque, peintures, sculptures, etc.). Tandis que les noirs et gris dominent pour représenter les Espagnols, des couleurs douces émergent pour insuffler la vie à leurs antagonistes précolombiens. L'ensemble produit d'assez beaux rendus. Enfin, l'objet en lui-même s'avère appréciable avec sa couverture cartonnée toilée et ses pages un peu épaisse.
Album de qualité, Le rêve de Malinche offre un moment de lecture prenant qui parvient à faire revivre, au long de cent soixante-dix planches, une tragédie humaine qui en a préfiguré d'autres.