P
otentiel croisement de Superman avec Spiderman, une silhouette longiligne se détache sur le fond noir de la couverture. Au-dessus, trône le titre en lettres jaunes - option 3D - qui annonce sans détour : Le rayon de la mort. A priori, ça va chier des bulles. D’autant que l’espèce de sèche-cheveux que tient celui qui est, à n’en point douter, un super-héros, a la grande classe. Oui, il convient de préciser qu’en bas, est discrètement mentionné « Editions Cornélius », et en haut, Daniel Clowes… L’auteur outre-Atlantique nous aurait-il concocté un Plageman U.S. ? Pas exactement. Son humour est moins frontal, moins au centre de toute chose, et néanmoins palpable en toute chose, de manière plus cérébrale.
Dès les premières pages, la patte si spécifique de Daniel Clowes apparaît sans équivoque possible : ce trait reconnaissable, impeccable et inaltérable, facteur d’intelligibilité et de fluidité. Un scénario dont la chronologie des événements a été brisée en séquences, afin de mieux réorganiser les choses pour leur donner du sens. Une utilisation optimale des couleurs qui, sans recourir à d’autres techniques que l’emploi d’aplats, dicte l’ambiance du moment. Enfin, une précision de maniaque dans l’organisation à géométrie variable des cases, agencées dans les planches selon la fameuse idée : chaque chose à sa place et une place pour chaque chose.
Passé maître dans l’art de mettre en image l’ennui et de suggérer la dépression larvée, l’auteur, comme à son habitude, a opté pour des protagonistes tout droit sortis de la middle class américaine. Rien de bien glamour, tant chez les personnages centraux, souvent un brin looser mais pas seulement, que chez les seconds rôles, souvent tout aussi looser, mais de manière moins assumée. Que de loosers dans le monde de Daniel Clowes – on ne se refait pas ! Ce dernier n’affectionne rien tant que de dépeindre la normalité dans ce qu’elle a de plus banal, voire de dérangé et de dérangeant. Donc rien de bien extraordinaire de prime-abord, mais une précision de tous les instants pour pointer l‘incongru, le vulgaire, le malsain... Une faculté inouïe à sublimer le détail, à le placer de telle manière qu’il saute aux yeux dans ce qu’il a de plus significatif, de plus effarant, de plus consternant. En poussant jusqu’à la caricature, il ne se passe rien, et pourtant, c’est un fourmillement incessant de pensées, de réflexions, qui assaillent le lecteur, comme si une voix-off subliminale s’était emparée de son esprit. L’ennui ne guette jamais, si ce n’est dans l’esprit d’Andy.
Andy, c’est le héros de l’histoire. L’idée de base est simple : il se découvre des pouvoirs surhumains (les éléments déclencheurs sont aussi pittoresques que pitoyables) dont il ne sait trop que faire. Dans l’imaginaire collectif, chacun a une idée précise de ce qu’il en ferait : à ma droite les redresseurs de torts, à ma gauche les supers méchants. Lui, non. D’un naturel placide et indécis, il teste ça sans grande conviction, presque embarrassé. Louie, présenté comme « son meilleur - et unique - ami », amateur de protéines et de raclées, est plus imaginatif et pragmatique quant à l’utilisation de cette force herculéenne et de ce fameux rayon de la mort ! Le problème, c’est qu’Andy ne semble pas animé par un fol enthousiasme. Il ne dit pas non pour autant, mais ses interrogations sont perceptibles, le bien, le mal, tout ça... Andy est terriblement humain !
À l’image du rapport de la couverture avec le contenu, cet album est trompeur : la banalité y est fascinante. Narrateur hors pair, Daniel Clowes confirme, si besoin était, son talent en général et sa maîtrise de la construction en particulier. Le rayon de la mort est tout aussi drôle que profond, bête que subtil. Un dosage fort réussi pour une bande dessinée d’exception.
Les avis
excessif
Le 17/07/2010 à 06:49:34
Peut-être pas le meilleur livre de Clowes, "le Rayon de la Mort" restera néanmoins comme l'un de ses plus sombres. Les hasards de l'actualité nous le feront comparer à "Kick Ass", pour à la fois en rapprocher le thème (être un super héros au milieu de l'Amérique banale, quotidienne) et en opposer le traitement (au final, rien ne sert à rien, si ce n'est à empirer les choses, soit le pessimisme un tantinet cynique typiquement ClowesienClowesien). L'absurdité de la vie quotidienne est ici à hurler, accentuée par l'impuissance (créative et finalement physique) du "héros" à y changer quoi que ce soit, à s'inventer un futur décent, ou ne serait-ce qu'à trouver en soi la moindre volonté d'avancer. Dans ce monde à la précision aussi tranquille qu'absolument mortifère, le fantastique le plus outrancier ne peut être que lamentablement inopérant : mettre à la pâté à un sombre imbécile ou faire disparaître de la surface de la planète un gêneur peut difficilement être assimilé à un valeureux combat contre le mal, et Clowes, des tréfonds de son désespoir silencieux, nous murmure qu'il vaut sans doute mieux continuer à nous mentir à nous-mêmes pour pouvoir seulement survivre.