L
a tentation est trop forte. Kumiko et ses frères et sœurs suivent Piedra, dans un monde si éloigné du leur, une sorte de favela dans laquelle survit une population en marge de la société. Là-bas, pas de nounou robotisée, pas de maman ultra-protectrice, tout est violence et misère. Mais l'attrait de la nouveauté l'emporte sur les inquiétudes, ainsi que le charme de Piedra et son côté "bad boy" qui ne laissent pas Kumiko indifférente. Alertés de sa disparition, les parents de la jeune fille partent à sa recherche. Une véritable course poursuite se déroule dans les rues de la ville, cruelle et même sanglante quand le redoutable Gancho se mêle à la partie.
Si les références au héros de James Barrie, Peter Pan, apparaissaient dès le premier tome, elles prennent dans Real Favela une toute autre dimension, plus sombre et plus tragique. Car, dans Le Petit Monde, la frontière entre réalité et imaginaire est souvent floue, presque inexistante. Piedra, l'alter ego de Peter, semble encore plus torturé que le personnage original. Un gamin mal dans sa peau, parfois brutal, qui s'évade de sa triste condition en s'injectant dans les veines une substance hallucinogène, rose. Rose comme la couleur de Tinn-Tamm, l'autre fée clochette, excessivement possessive, et jalouse de Kumiko, qu'elle considère non seulement comme une rivale mais aussi comme "une fille de riches" mièvre et inintéressante. Le tableau ne serait pas complet sans le capitaine Crochet de service, à savoir Gancho, chef de gang, dont le bras handicapé, très hightech, se révèle bien plus moderne que celui du célèbre pirate.
Tout ce petit monde évolue dans un univers très cosmopolite (clin d'œil évident à la collection Cosmo des éditions Dargaud) : des noms à consonances latines, des personnages aux physiques très asiatiques et des favelas brésiliennes côtoyant les villes ultramodernes. La confrontation des deux sociétés antinomiques, de la richesse et de la pauvreté, incarnée par la rencontre de Piedra et de Kumiko dans le premier tome, est dans le second, reléguée au second plan. La quasi totalité de Real Favela relate la course vertigineuse entre Piedra et ses poursuivants. Si ce thème met en valeur tout le talent de Toru Terada, déjà esquissé dans Vamos, Vamos !, il est en revanche un brin moins attrayant. Il faut attendre les dernières pages pour revenir, avec bonheur, dans les bas-fonds de la cité, et faire la découverte d'un nouveau personnage, Lyze.
Le dessin offre également un véritable patchwork de styles complètement différents. Pas vraiment du manga, mais loin de ressembler à du franco-belge classique, le résultat est très convaincant. Autant dans les scènes d'action, admirablement découpées, que dans les séquences plus descriptives dans lesquelles l'auteur affiche tout le paradoxe lié à la candeur d'un monde aseptisé, représenté par le visage doux et enfantin de Kumiko, et celui, beaucoup plus cruel du bidonville, dont les yeux cernés de Piedra font écho. Il en est de même pour les couleurs dont l'association, le gris et le rose, représente toute la contradiction de deux microcosmes diamétralement opposés.
Moins percutant que le premier tome, Real Favela n'en demeure pas moins d'excellente facture. C'est néanmoins dans sa globalité que Le Petit Monde s'apprécie, dans la richesse de son histoire, dans sa fausse simplicité et l'utilisation intelligente de la violence qui rend le récit terriblement authentique. Car derrière une énième déclinaison du mythe de Peter Pan, se cachent des thèmes autrement plus graves, des fléaux très contemporains, traités sans misérabilisme. Une autre façon d'appréhender l'actualité en quelques sortes, un moyen d'ouvrir les yeux, comme Kumiko, sur une autre réalité.