Le 22/06/2024 à 20:49:51
Dans cette deuxième et dernière partie, le rythme de l’histoire s’intensifie. SPOILER : on apprend que « l’armée de la paix », que Number One cherche à préserver coûte que coûte, contre le putsch de l’armée régulière, est peuplée d’êtres humains génétiquement (?) modifiés, aux liens de solidarité forts. Imaginés et programmés par « Papa » (le lapin au visage de Moebius) dans une perspective utopiste, certains sont doués de pouvoirs inattendus, surnaturels, incontrôlables... qui bouleversent littéralement le cours de l’histoire. L’esthétisme de la série prend une nouvelle tournure, transcendant totalement la narration. En effet, Taiyou Matsumoto s’amuse toujours plus avec les images, jouant avec elles, les déformant, donnant à voir des sensations radicales, des contrastes saisissants : joie/tristesse, calme plat/violence extrême, enfance/âge adulte, naturel/aliénation, réel/onirisme, gentillesse/sadisme, le noir et le blanc... Matsumoto maîtrise « l’art neuf », comme jamais avant lui, faisant la synthèse de tout ce qui a pu le toucher en ce sens, depuis son enfance. Ce génie graphique autant que narratif s’affirme de page en page, de vignette en vignette. Je suis resté scotché face aux pages 342-343 par exemple (scène du bateau), où le storytelling se joue sur plusieurs degrés. Il y a notamment un effet de parallélisme, entre les bandes horizontales représentants Mike à gauche et ses poursuivants à droite, qui subissent l’intrusion violente du camp adverse, souffrance et vice n’étant le monopole de personne... Un huit-clos oppressant, où la cruauté des combats est amplifiée par un coup de pinceau éloquent (coup de crosse), par les taches de sang et autres impacts de balle. Les scènes sont riches en détails, Matsumoto jouant sur les regards, les reflets des lunettes, les expressions du visage, assombries de hachures au crayon ou à la plume. La légère distorsion des décors, ainsi que les diagonales des cases, donnent une impression de vitesse. Tout ça sur fond noir... Au final, Number Five vient finir son œuvre, si insensée, si inexplicable... Est-ce qu’il cherche à (re)trouver son Humanité, en détruisant le dernier symbole des expériences scientifiques de « Papa » ? Est-ce qu’il va à l’encontre d’une forme de déterminisme, se libérant d’un système qui l’avait fait « Number Five » ? S’agit-il pour lui de fonder un foyer ou plus trivialement d’une compétition sanglante pour conquérir une femme, pourtant peu séduisante ? D’ailleurs, quelles sont les capacités réelles de Matriochka : manipuler, apaiser, guérir ou rendre fou ? Est-ce que Number One fait figure de néo-Jésus, sacrifié au profit des autres ? Finalement, ne serait-ce pas un plaidoyer, quoique désabusé, pour une paix réelle dans le monde, où tout le monde aurait sa place ? Mais aussi un message de prévention, à la jeunesse, contre les manipulations médiatiques de l’opinion, les dérives de l'armée et autres avancées technologiques incontrôlées ? Tant de questions... Sur le plan moral, je pense que les idées de Tayou Matsumoto pourraient être rapprochées de celles d’Hayao Miyazaki : engagé pour le pacifisme, mais aussi très sensible aux enjeux de l’Anthropocène. Pourtant, son œuvre est beaucoup plus dense que ça, si complexe... De mon point de vue, Number Five est surtout l’œuvre la plus personnelle de Taiyou Matsumoto. Paradoxalement, ce manga est autant une œuvre hommage, à ses « maîtres », qu’une BD émancipatrice, l’artiste volant de ses propres ailes, atteignant des sommets...BDGest 2014 - Tous droits réservés