Résumé: Imaginez un Roland Topor post-moderne entretenant des liens étroits avec le Japon, produisant un art à peu près jamais vu, entre la Ligne claire et le roi de l’estampe destroy Toshio Saeki. Imaginez un monde où les voitures prennent la forme et les atours de leur conductrices disparues pour se livrer corps et carburateur à ceux ou celles qui les ont aimées. Un monde où les enfants à qui on a offert une peluche hideuse recherchent adultes les mêmes traits révoltants chez l’âme sœur. Un monde où les transferts d’argent s’effectuent par enfoncement de la langue dans l’oreille du bénéficiaire. Un monde où s’adonner à l’érotisme secret des piqûres d’abeilles peut mener à la gloire internationale et où la burrata au lait d’éléphante devient l’objet d’une étrange obsession… C’est la cuisine extraterrestre, rare et épicée, que nous sert le jeune chef Stephen Vuillemin, qui a expérimenté ses recettes au fil des mois sur Instagram et dans les magazines. Alors à table ! Il est temps de goûter l’univers subtilement détraqué de S. Vuillemin, ses angles de vue impossibles, sa logique improbable, son humour imparable. Un décryptage sarcastique et débridé de nos ultra modernes turpitudes.
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nstallée dans l’assistance, regardant la pièce qui se joue devant elle, Genève sait qu’elle ne ressent pas les bonnes émotions. Ce qui la saisit, à cet instant précis, est un sentiment d’indifférence. Autour d’elle, tout le monde est touché, triste même, et y va de sa petite larme. Rien n’y fait, pour elle, cela ne fonctionne pas. Ce à quoi elle assiste donne l’impression de lire une bande dessinée : incapable d’imager la danse, de faire naître le mouvement ou de traduire la complexité de la musique. Même l’art n’est plus capable de lui faire ressentir autre chose qu’un ennui profond. Elle songe à quitter la salle. Mais à quoi bon ? Elle s’ennuierait tout autant dehors.
Entre 2016 et 2022, Stephen Vuillemin travaille sur son court-métrage d’animation, A Kind of Testament. Durant cette période, la recherche de la perfection est devenue une obsession. Le film est finalement un succès critique, couronné de nombreux prix. Mais la route fut longue… Pour qu’elle ne devienne pas invivable, l’artiste avait pris soin de s’aménager des récréations, des bouffées d’air non moins créatives, sous forme de bandes dessinées. Publiées principalement sur Instagram, elles sont spontanées, impulsives presque. Une sélection d’entre elles est rassemblée ici pour créer un ouvrage délicieusement atypique.
Les nourritures extraterrestres ne développe donc pas une intrigue globale et constitue un recueil d’une vingtaine d’histoires courtes, d’une à quelques pages. À première lecture, elles déroutent le lecteur par leur dimension absurde, et semblent même relever du délire paraphrénique. Mais aucune n’est, finalement, totalement abstraite. À y regarder de plus près, surtout, une cohérence et un propos se dégagent de l’ensemble. D’une manière ou d’une autre, chaque scène est l’occasion d’aborder une question, un thème ou une idée fixe qui anime nos sociétés contemporaines. Le rapport à la nourriture, à la mode, la viralité des réseaux, la difficulté à accepter la mortalité, le désir inexplicable de s’extraire de la condition humaine… Sciemment ou pas, ce sont ces questions (parmi d’autres) que l’auteur décortique avec un ton décalé et satirique, empreint d’humour noir. Les choix graphiques varient au fil des planches, s’adaptant au sujet. Le lecteur pourra discerner, toutefois, une certaine homogénéité dans l’omniprésence de la caricature et de corps déformés. Quoi qu’il en soit, pour savourer chaque planche, il convient d’admettre d’emblée le décalage auquel invite Stephen Vuillemin, accepter de ne pas tout comprendre immédiatement et être prêt à murir plus longuement chaque épisode. À cette condition, la lecture s’avère savoureuse.
Un ouvrage à découvrir et un artiste à suivre…
Pour en voir davantage sur l’auteur, voir le site de Stephen Vuillemin.