E
n courts chapitres introduits par des citations empruntées à André Gide, Mon bel amour nous fait partager l'intimité de quelques couples. Des femmes et des hommes, amants ou amis, se questionnent, s'aiment, s'ignorent, baisent, se disputent, se parlent trop peu, se séparent, regrettent, vivent dans la conscience que toute relation est fragile.
Pour cette radioscopie de la relation amoureuse, Frédéric Poincelet a fait des choix esthétiques et narratifs tout à fait particuliers. La première chose qui saute aux yeux, c'est cette couleur omniprésente dans le livre, une sorte de beige qui tire sur le vert, la couleur la plus terne, la plus fade, la moins attirante qu'on puisse imaginer. A l'exception des intercalaires blancs qui séparent les différents chapitres, toutes les pages, ainsi que la couverture, baignent dans cette couleur de fond. Sélectionner une telle teinte est, en soi, déjà un message. La plupart des récits biographiques ou autobiographiques cherchent à montrer le caractère exceptionnel d'un destin. Pour Poincelet il s'agit au contraire d'insister sur la banalité de certaines situations, d'en révéler l'universalité.
Au lieu d'aller vers le stéréotype, la satire ou la caricature, l'artiste a choisi de puiser dans l'intime, de s'en servir comme témoignage. Les représentations des personnages sont très détaillées, dessinées au trait avec une manière stylisée, occasionnellement fausse pour choquer le regard, mais réaliste dans le soin apporté à reproduire la pilosité, les imperfections des visages et les expressions faciales.
Recouvrir d'une couleur ennuyeuse des situations paroxystiques est une astuce très efficace pour les désamorcer. Ce dispositif est complété par des dialogues d'une grande frugalité. Les personnages font toujours le choix de prendre sur soi, de se réfugier dans l'apathie et le non-dit. Et même quand ils parlent, c'est pour donner raison à Saint-Exupéry, qui observait que « le langage est source de malentendus ».
Impossible de se tromper : voici une oeuvre sensible et même cérébrale, où les émotions sont retenues et ne s'expriment que de façon malhabile ("j'aime te baiser, mon amour", auquel un "ah, tais-toi !" semble répondre un peu plus loin). Et quand le sentiment meurt, tout juste voit-on perler deux larmes dans les yeux d'un personnage, deux larmes blanches qui viennent déchirer le voile beige du quotidien, de l'ordinaire. La souffrance n'est jamais banale.