Le 13/04/2025 à 13:11:14
Je commence par une évidence, qu’il me semble tout de même bon de rappeler : cette BD ne fait pas partie de celles qui peuvent plaire à tout le monde. Trop décalée, trop clivante. Ceux qui sont rebutés par le dessin, le thème ou l’épaisseur du bouquin n’ont aucune chance de l’apprécier. Ceci étant dit, je n’ai pas la moindre hésitation à la qualifier de chef d’œuvre. « Moi, ce que j’aime c’est les monstres » est incontestablement un monument. Dans tous les sens du terme, puisque ce « Livre deuxième », tout aussi incroyable que le premier, s’étale lui aussi sur plus de 400 planches et qu’il reste encore deux tomes à venir. On imagine le nombre incalculable de pages qu’il comptera à la fin. Mais la densité n’est rien à côté du contenu. Emil Ferris a écrit l’un des récits les plus intelligents qu’il m’ait été donné de lire jusqu’à présent en bande dessinée. Une espèce d’autofiction où elle représente la narratrice – qu’on devine être une projection d’elle-même – sous la forme d’une jeune louve-garou. Une ado ingrate et un peu gauche, dans le Chicago de la fin des années 60, qui enquête sur la mort mystérieuse de sa voisine, en dessinant tout ce qu’elle voit dans son carnet. Carnet que, justement, le lecteur tient en main. Or, elle découvre que son grand frère, petit caïd à la solde d’un mafieux local, est peut-être lié au sort de ladite voisine, qui fut elle-même une rescapée des camps de la mort… Rien que ce résumé, très partiel, en dit long sur les multiples imbrications de l’intrigue, dans laquelle de nombreux personnages interviennent pour apporter leur pierre à ce gigantesque édifice. Avec en toile de fond, la guerre du Vietnam, une société américaine fracturée, le rôle de l’art ou l’importance des mythes. Pourtant, à ce stade, ce n’est encore que le sommet visible de l’iceberg. Le propos est bien plus profond. Mêlant habilement investigations, barbarie nazie, quête d’identité, passage à l’âge adulte et perte de l’innocence, l’histoire est racontée avec une justesse inouïe, étayée par des dialogues empreints de réflexion, mais aussi d’espièglerie et ce qu’il faut d’insolence. Puis, derrière ce deuxième niveau de lecture, s’en cache enfin un troisième, le véritable cœur de l’ouvrage : la symbolique du monstre tapi en chacun de nous. - Cette part d’ombre qui peut entrainer tout un chacun sur des chemins obscurs. - Ou bien cette « différence » qui va nous singulariser et nous transformer en cible pour les regards malveillants. - Mais également ce masque que l’on revêt tous, à un moment ou à un autre, derrière lequel il est rassurant de se cacher pour pouvoir supporter l’horreur du monde et la peur de l’autre. Il nous transforme momentanément en une espèce de créature imaginaire qui nous protège d’une réalité dont on cherche à s’échapper. Car les vrais monstres ne sont jamais ceux qu’on croit. « Moi ce que j’aime c’est les monstres », est à ma connaissance la seule œuvre de bande dessinée qui possèderait suffisamment de sens pour en faire une thèse de doctorat, tout en restant parfaitement accessible à tous, sans posture intellectuelle ni gloubi-boulga cérébral. Au contraire, elle est d’une grande modestie dans ses moyens graphiques comme dans son développement scénaristique. Car si son dessin est dingue (que du stylo-bille, c’est hallucinant !) il reste simple, fait à la main, sans coloriste ni aucune aide informatique. C’est surtout l’inventivité de sa mise en page qui élève le talent d’Emil Ferris au niveau du génie, porté par son ébouriffante sincérité et le flot continue d’émotions qu’elle est capable d’alimenter. Ses planches sont habitées, comme hantées par tous les « monstres » qui ont croisé sa route, les réprouvés, les originaux, ceux qui ont le courage d’être eux-mêmes. La richesse de cette narration à tiroirs est déjà un phénoménale en soi. Mais quand on y adjoint la puissance de ce dessin, on obtient une proposition de bande dessinée unique, disruptive, quasi révolutionnaire, qui devrait marquer durablement l’histoire du 9ème art.BDGest 2014 - Tous droits réservés