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Le sang des nouveaux-nés sur leurs mains, ils virent notre amour, et le nommèrent péché."
Le Miroir de l'Amour n'est pas une bande dessinée. C'est un long poème, écrit par un auteur de bande dessinée, illustré par un photographe d'art, publié par un éditeur indépendant dans une collection qui veut révolutionner le média BD.
Une fois le problème de la définition évacué, quand les obtus auront détourné les yeux à la recherche de phylactères et que seuls resteront les sensibles, les intéressés, il est possible d'entamer une tentative d'analyse de ce livre. Il faut noter tout d'abord que le texte a été publié, à l'origine, dans une anthologie nommée AARGH ! (Artistes contre l'homophobie répandue au gouvernement). Une initiative qui a vu le jour Angleterre en 1988 dans le cadre de la lutte entamée contre la "clause 28", cet article de loi qui "interdisait aux autorités locales d'Angleterre et du Pays de Galles de promouvoir l'homosexualité [et qui] qualifiait également les familles homosexuelles de fictives". Ce n'est pas pour autant un texte militant, ou un pamphlet. Et pourtant... Pourtant c'est l'un des plus beaux textes modernes sur l'homosexualité qu'il m'ait été donné de lire. Savant, érudit même, il n'en reste pas moins d'une simplicité superbe, parcourant l'histoire de l'amour entre deux personnes du même sexe (qui ne s'appellera pas homosexualité avant le XIXème siècle) depuis la création du monde jusqu'à nos jours. Pas d'alexandrins, pas de rimes (en tout cas dans la traduction française) pour ce texte qui n'en a pas besoin, qui se coule tel un ruisseau, passant outre les obstacles pour arriver à son but, l'Amour, l'Autre magnifié par et pour son désir. "Comment pourrait-il en être autrement, quand tu m'es si semblable, mon amour, mais sous une autre apparence ?"
Il raconte l'état de grâce détruit par l'Eglise. Il raconte la cruauté des hommes, des prêtres et des juges. Il cite Brownhill, conseiller de Margaret Thatcher, qui suggéra lors des débuts de l'épidémie de SIDA de "gazer les pédés". Mais tout cela, il le conte sans misérabilisme. Et cette ode à l'être aimé, sans jamais chercher à émouvoir, est plus émouvante que n'importe quel texte écrit pour faire pleurer dans les chaumières. Mises en vis-à-vis, les photographies de Villarrubia prennent un sens nouveau, hors du temps, illustrant par la beauté les années noires comme les années fastes, chacune vecteur de sens encore plus que d'émotion.
Le miroir de l'amour est un monument, un livre d'une beauté sombre, une déclaration d'amour à l'humanité dans son ensemble. Ce n'est pas une révolution pour la bande dessinée, c'est une révolution pour la pensée et pour le militantisme, c'est un texte nécessaire. Carabas, en mettant des moyens et de la passion dans sa fabrication, renoue avec le rôle originel de l'édition : publier des livres qui peuvent changer une vision du monde, apporter à des lecteurs de la beauté et de la connaissance.