A
l'époque de la Grèce héroïque, Médée est une princesse de Colchide. Prêtresse et magicienne, elle tombe amoureuse de Jason lorsque ce dernier, à la tête des Argonautes, débarque à la conquête de la Toison d'or. Par amour, Médée trahit les siens, et va jusqu'au crime. Elle fuit avec Jason et lui donne deux enfants… mais bientôt il l'abandonne pour Créüse, fille du roi Créon. Ivre de jalousie et de colère, Médée tombe dans un désespoir furieux, proche de la folie. Créon lui ordonne de quitter le pays avant la célébration du mariage de sa fille avec Jason…
Directement inspirée par la pièce de théâtre de Jean Anouilh, elle-même réécriture moderne d'une tragédie d'Euripide, Médée de Mélanie Berger est une œuvre bouleversante par l'intensité de son récit, et particulièrement intéressante dans sa forme. Texte et images s'entremêlent pour former un récit, c'est donc sans conteste une bande dessinée. Mais point de cases ni de bulles dans ce livre. Le texte est présenté à la manière des pièces de théâtre : en dialogues où chaque réplique est précédée par le nom du personnage qui la prononce. Toutefois, le texte de Mélanie Berger se distingue d'un texte de théâtre par son rapport aux dessins d'une part, et au support livre d'autre part.
Le texte d'une pièce de théâtre n'est pas l'œuvre. Il est un simple document de travail pour les acteurs et le metteur en scène, chargés de créer la pièce. L'œuvre, c'est ce qui se passe de vivant et qui fait spectacle. Ici, le texte n'a pas pour vocation d'être joué, mais d'être lu, y compris dans sa dimension graphique. Les différentes répliques occupent sur la page un espace choisi par l'auteur, et l'espace vide entre deux lignes est une indication des silences, des émotions et des hésitations des personnages.
Et puis il y a les dessins. Dans Médée, les dessins sont de deux natures. A côté des répliques, on voit parfois de petites silhouettes stylisées représentant l'un ou l'autre des personnages, sans montrer de visage. Le lecteur est laissé libre, au-delà de cette indication gestuelle, d'imaginer le reste des mouvements, les visages et les émotions. Mélanie Berger ne s'en tient pas à ce minimalisme graphique : pour illustrer les dialogues, de grands dessins exposent, non pas un décor ou une représentation physique de ce qui se passe, mais plutôt une représentation émotionnelle de la situation, sous une forme relativement abstraite.
A nouveau, le lecteur est mis à contribution : charge à lui d'interpréter ces dessins. C'est parfois simple, comme lorsque « soudain Créon apparaît », illustré par un cube monumental qui se déplace en marquant un sillage à sa suite. L'image n'est guère figurative, mais l'importance sociale du personnage, son caractère, son "aura" sont représentés assez justement. Ailleurs, les dessins peuvent être moins limpides, mais on voit des corps en déséquilibre, des vertiges, des meurtrissures, des explosions, des nervures… Et on ressent la fureur, la peur ou le dégoût des personnages.
Outre ses qualités esthétiques et la puissance de son récit, Médée prouve par l'exemple, et sans partir dans des délires incompréhensibles, qu'il y a encore beaucoup à explorer dans le domaine des littératures graphiques. Pour le plus grand bonheur des amateurs.