Résumé: Depuis le milieu des années 1980, le dessinateur britannique Chris Reynolds bâtit un monde bien à lui. À première vue, le monde de Mauretania ressemble au nôtre. On peut y contempler la nature ; y enchaîner les petits boulots ; retourner sur les lieux de son enfance… Mais plus on le regarde de près, plus il paraît étrange. On tombe au coin de la rue sur une arche romaine qui semble avoir été construite la veille… puis sur les vestiges d’une civilisation extraterrestre… puis l’on comprend que ladite civilisation a pris le contrôle de la Terre.
Dans l’un des récits constituant cette anthologie, Monitor II, personnage énigmatique portant toujours un casque, est investi d’une lourde mission : veiller à l’équilibre du monde. Dans ce but, il sera amené à accomplir diverses tâches, comme fermer des entreprises qu’il juge néfastes ou offrir des cerfs-volants à des enfants. Dans un autre récit, un détective enquête sur des immeubles qui disparaissent du jour au lendemain. Car chez Chris Reynolds, les lieux sont animés de leur propre vie. On voit poindre des ingrédients issus du récit de genre (on trouve par exemple des éléments de science-fiction, des enquêtes policières…) et un discret humour tout britannique, mais de la même façon que le monde dépeint par Chris Reynolds semble remodelé, l’auteur semble prendre un malin plaisir à déjouer les attentes des lecteurs pour produire quelque chose d’indicible et mystérieux.
Première présentation d’ampleur du travail de Chris Reynolds en France, cette anthologie rassemble pas loin de 300 planches publiées initialement dans les années 1980-1990 au Royaume-Uni.
Comment décrire ce pays fictionnel imaginé par Chris Reynolds ? Il ressemble à l'Angleterre rurale des années quatre-vingt. Des petites villes sans charme particulier parsèment une campagne paisible. Pourtant, quelques éléments détonent. Une guerre contre une civilisation extraterrestre a été menée et perdue. Des immeubles disparaissent sans laisser de trace. Le gouvernement en place semble exercer son pouvoir de manière insidieuse et tentaculaire. Mais rien n'est jamais vraiment expliqué. Ce contexte apparaît comme un bruit de fond qui rythme les différents récits composant cette anthologie, la plus complète à ce jour.
Leurs formats sont variables. Certains ne dépassent pas quelques pages et évoquent plus une poésie de l'instant proche des haïkus. D'autres, plus longs, développent des intrigues plus complexes, lorgnant plutôt vers la science-fiction ou le roman noir. Toutes restent en grande partie allusive. Les premières paraissent complètement déconnectées. Il est difficile d'établir une chronologie. Parfois, les stigmates d'un conflit récent sont omniprésents. À d'autres moments, il règne un marasme étrange et anesthésiant, comme si tout était figé.
Une cohérence se dévoile pourtant au fur et à mesure. Certains personnages récurrents apparaissent, à commencer par Monitor, étrange individu casqué qui navigue dans ce monde sans vraiment lui appartenir. Ce sont aussi des thèmes qui se répètent, comme les liens indicibles qui se tissent entre un lieu et une personne, ou le cheminement intérieur induit par un voyage. Un mélange d'onirisme et de nostalgie plane en permanence. Mauretania est-elle réel ou est-il le résultat d'un songe ? Et dans ce cas, qui est le rêveur ?
Cette ambiance est encore accentuée par le style très caractéristique employé par l'auteur. La mise en page s'appuie sur un gaufrier classique, de quatre à neuf cases selon le chapitre. Le dessin évoque les novels in woodcut de Frans Masereel, avec une science consommée des hachures. Une nostalgie toute hopperienne imprime une marque unique à ses planches.
À l'image de Monitor, dont l'origine, les motivations et la nature resteront mystérieuses, Mauretania propose une expérience entêtante au lecteur. Ce recueil plonge dans un univers inclassable et inexplicable, vaguement inquiétant et réconfortant à la fois. Il est difficile de résumer les intrigues sans les priver de leur charme. Elles ont la consistance vaporeuse des rêves et en décortiquer les rouages reviendrait à les priver de leur magie. Il convient donc de se laisser embarquer et emporter par l'imaginaire de Chris Reynolds. À cette condition, la traversée sera belle.