D
ans le cadre baroque et inerte de la Cité des Doges voguent et s'agitent de misérables créatures, scindées en deux équipages, l'un glamour et l'autre sans atours, qui se télescopent au final, laissant l'auteur désemparé, en quête de beauté éternelle insaisissable.
À résumer ainsi le récit de Bacilieri le risque est grand d'en occulter une dimension essentielle, qui réside en d'innombrables détails graphiques et évènementiels, un fourmillement trivial d'objets et d'individus tarés, obsédés par le sexe et l'alcool, une jouissance immédiate qui vient éclabousser le marbre de la Sérénissime sans l'entamer. Cette dépravation est double, incarnée dans deux volets narratifs en apparence opposés : un roman-photo sur la ville de rêve et un road-movie urbain sur ses scories humaines.
Les protagonistes du premier suent l'hypocrisie, que révèlent leurs visages aux contours déformés. Ceux du second puent la sueur et exposent leur corps à la manière d'un Liberatore. Cette filiation n'est pas neutre, sous-tendue par un "no future" affiché, ici tout pourrit en surmultiplié, dans la lente érosion des palais qui écrasent les personnages. L'auteur griffe la page de son trait rageur avec l'énergie d'un Crumb, cernant avec précision les anatomies, variant les cadrages et composant une symphonie d'onomatopées, toutes américaines, dont un discret et original "yawn" d'ennui exhalé par une statue.
Au chapitre des références, il est plaisant de constater que les deux histoires parallèles empruntent respectivement au Mort à Venise de Visconti et à l'univers fellinien pour une Dolce Vita du pauvre. La traduction du titre originel Venezia ûber alles en Jours tranquilles à Venise convoque à raison la crudité existentialiste d'un Henry Miller.
Si Bacilieri n'espère plus en l'avenir, sa course haletante (dix planches muettes le montrent courant dans les venelles !) le mène vers un passé de beauté tranquille, dont il sait pourtant l'inéluctable décrépitude. Le fait qu'il soit accompagné par les héros de la saga Disney est un heureux rappel. Ces petits Mickeys appartiennent au monde de fiction et de papier, car la réalité échappe au dessinateur ("Je suis aveugle comme une taupe" dit-il en prologue), comme elle subjugue tout visiteur de la Céleste, cette ville étrange qui "divulgue autour d'elle comme un parfum de virginité solennelle".
Les avis
Erik67
Le 21/12/2020 à 13:36:53
Nous avons droit à une autre image de Venise qui détruit totalement le mythe de la carte postale. Ce n'est pas tant la démystification qui ne m'a pas charmé mais plutôt la vulgarité du propos. C'est glauque à souhait et cela n'a aucun sens en ce qui me concerne.
Par ailleurs, les clins d'oeil et les références ne sauvent en rien cette oeuvre immorale. Associer les personnages de Disney à cette débauche est plus qu'une faute de goût.
Bon, j'avoue que j'ai rarement lu une bd aussi mauvaise ou plutôt rebutante. Ma note sera donc sans appel. Ce titre pourrait aisément figurer dans ma liste des razzies awards.
vacom
Le 26/05/2012 à 09:47:33
Ce livre est un contre-pied. À quoi ? À l’image d’Épinal qu’on associe généralement à la Sérénissime : beauté, rêve, romantisme… et vogue la gondole ! Ici, point de tout cela. Paolo Bacilieri dresse le portrait peu flatteur, mais tout de même attendri, d’une ville où la décadence a droit de cité. Les quatre personnages principaux incarnent la désillusion ambiante, entre usines mal en point et jeunes désœuvrés, mœurs dissolues et vieux désabusés.
Seule la couverture se pare de couleurs. Par ailleurs, le noir et blanc prévaut, judicieusement, pour ternir l’éclat d’une carte postale que l’auteur présente comme mensongère. C’est le choc entre deux mondes qu’il met en exergue, touristes d’un côté et résidents de l’autre, usant de procédés narratifs audacieux. Sans cesse, le lecteur est pris à rebrousse-poil, tandis que les dessins se succèdent. Sont-ils beaux ? Voilà bien une question sans réponse, tant ils questionnent notre rapport à l’esthétisme. Ils sont porteurs d’un message, instaurent une atmosphère revêche, difficile à appréhender, mais se jouent des canons de la beauté. En même temps qu’une réflexion sur l’homme, Bacilieri s’interroge – et nous entraîne à sa suite – sur l’art, la création, la représentation du monde.
En tout cas, le réalisme est poussé jusqu’à son degré le plus cru. Certaines scènes, sans être gratuites, au contraire, peuvent heurter. Les corps s’offrent tels qu’ils sont, sans pudeur, sans volonté de la part de l’artiste d’embellir la réalité. Les gestes, parfois obscènes, ne sont jamais masqués, tandis que la folie qui parfois s’empare des personnages est révélée avec force et détermination jusque dans ses effets les plus dévastateurs. L’ensemble reste cohérent, c’est une certitude, quoique les chemins empruntés puissent paraître ardus.
En définitive, l’album ne se laisse pas facilement pénétrer : il rebute, s’impose en bloc, mais offre une expérience de lecture très marquante, voire dérangeante par instants. La démarche est admirable et la réussite totale, qu’on se le dise.