I
l faut croire qu’une aventurière ne peut rester trop longtemps sans reprendre la route. En Bourgogne, dans sa demeure familiale, Jeanne est sur le point de mettre au monde son deuxième enfant, un garçon nommé Ernest. Malgré une vie familiale, calme et posée qui lui tend enfin les bras, l’appel du large se fait de plus en plus fort. C’est un étrange objet ramené de Cuba, un « stippo », sorte de secrétaire aux multiples tiroirs secrets, qui sert finalement de prétexte à refaire une nouvelle fois les valises. Direction ? Dans un premier temps le Yorkshire, en Angleterre, où vit le père d’Eugène, éminent spécialiste des mystères en tous genres. Puis l’Inde, terre sauvage et envoûtante, où se trouverait enfouie, quelque part sur une île, « la chose la plus précieuse du monde ».
Difficile de ne pas déceler dans le titre de ce troisième volet des aventures de Jeanne Picquigny un clin d’œil destiné aux lecteurs qui ont dû patienter près de huit ans pour retrouver l’une des héroïnes les plus sexys du 9ème Art. Après deux tomes parus au Seuil en 2003 et 2004, Casterman a eu la bonne idée de les regrouper au sein d’un même volume à l’occasion de la sortie de La Patience du Tigre. Quatre années seulement se sont écoulées depuis le premier départ de Jeanne pour l’Afrique dans La Tendresse du Crocodile, et l’année 1924, à laquelle débute ce nouveau récit. Quatre années seulement, mais que de bouleversements dans l'existence de la jeune femme depuis ses premiers émois avec le « petit notaire » du coin, Léon Philippon, qui lui donna son premier fils, Modeste. Une profession qui n’a sans doute pas été prise au hasard : un mari sédentaire, rassurant, sécurisant… Tout ce que Jeanne, féministe convaincue, a par la suite combattu de toutes ses forces. C’est vers Eugène, guide-baroudeur débrouillard et alcoolique, que son cœur s’est ensuite tourné.
Plus que de simples voyages, ses aventures sont de véritables parcours initiatiques. Il y a du Corto Maltese dans Jeanne, forcément. Une certaine philosophie de vie aussi, qui se nourrit de rencontres improbables disséminées tout au long des trois tomes : Louise O’Murphy, la première compagne de traversée devenue amie et confidente, Victoire Goldfrapp, inspiratrice sensuelle et charnelle ou Pamela, révolutionnaire œuvrant pour l’indépendance de l’Inde. Et quand Gandhi apparaît au détour d'une page, dans un train bondé, le temps semble s'arrêter... Les personnages de Frédéric Bernard sont dotés d’une incroyable richesse : complexes, dérangeants, déroutants, ils donnent au récit un souffle épique et magique.
L’histoire ne serait sans doute pas la même sans l'aisance rédactionnelle dont fait preuve l’auteur. Les récitatifs, parfois empruntés à quelques écrivains comme Lévi-Strauss, sont des invitations perpétuelles au voyage, plongent dans l’ambiance feutrée et vieillotte d’une maison anglaise ou dans celle, bruyante et inquiétante, de Pondichéry. Les dialogues sont tantôt incisifs, tantôt remplis d’humour, les (bons) mots se succèdent, sonnent juste. Jeanne apprend, vagabonde, pleure ou rit. Le lecteur aussi.
Que dire du dessin ? Faussement naïf, diablement expressif, le trait est, semble-t-il, encore plus lâché que dans l’Ivresse du Poulpe. Oui, Frédéric Bernard a su rendre son héroïne terriblement séduisante, voire plus. Non, il n’est pas nécessaire de trop en montrer pour envelopper l’ouvrage d’un érotisme parfois brûlant. Un trait tout en volupté et délicatesse qui accompagne le texte, le rendant authentique, sans fioriture ni artifice.
Que l’attente fut longue, même si la petite fille de Jeanne, Lily Love Peacock, a montré en 2006 le bout de son nez, mais que le résultat est beau : cinq cents pages (quel pavé !) de pur bonheur, entraînant le lecteur dans une avalanche d’émotions. Récit d’aventure ou fable contemplative, Jeanne Picquigny ne peut laisser indifférent. Indispensable.
Les avis
Yovo
Le 15/12/2019 à 11:33:10
J’ai mis 4 jours pour relire bien tranquillement les 500 pages de « La patience du tigre ».
J’adore les aventures de Jeanne Picquigny, héroïne raffinée, narquoise et féministe, mais il faut savoir prendre son temps pour les savourer. On perd parfois le fil, on s’égare un peu... On peut éventuellement sauter quelques pages d’ailleurs, puisqu’on y erre dans un état second en voyageant entre exotisme, danger et sensualité torride ; on se laisse envoûter sans être sûr de ce que l’on voit vraiment. Exactement le sentiment que j’ai pu ressentir moi-même en voyageant dans des coins un peu perdus du monde…
Le scenario est fantasque, romanesque et passionnant : 1924. Jeanne, Eugène et Victoire partent aux Indes à la recherche d’un trésor, dévoilé par des indices renfermés dans un meuble italien du XVème siècle… Ils y retrouveront Pamela Baladine Riverside, guide-aventurière troublante et redoutable, au savoir encyclopédique.
Érudit, truffé de références littéraires, le récit fourmille d’anecdotes, d’histoire, de géographie, de sciences, de mysticisme… En un mot, il est très cortomaltesien. Ça rappelle aussi « Île Bourbon 1730 » d’Apollo et Trondheim, notamment pour l’aspect crayonné et le style graphique chargé, au noir et blanc presque brouillon mais très expressif..
Fred Bernard, en auteur complet et cultivé, sait partager son goût pour l’aventure et les civilisations sans être intellectuel. Pour peu qu’on soit curieux, « La patience du tigre » est très accessible. Ça reste un peu ardu à lire, c’est sûr, mais c’est génial. Dépaysement garanti ! Et bravo à l’auteur pour ce travail colossal ! Un must de la collection « écritures ».