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C’est quand même une étrange passion la moto, pour mériter que l’on puisse y sacrifier sa vie. ». Voilà posée en quelques mots la question sur laquelle se penche Etienne Pottier dans ce qui est son premier album. Le titre, Jamais en dessous de 130, donne le ton. Reste à savoir de quel côté se range l’auteur. Né dans une famille qui semble vivre intensément cette religion, tout du moins pour ce qui est du paternel et des frangins, il est non pratiquant.
Le noir - nocturne, blouson et bitume - est partout, laissant juste la possibilité à quelques symboles colorés d’exprimer leur sens – bleu gyro, jaune radar, rouge panneau, vert feu -, comme autant de codes tacites intégrés par le milieu. Tout cela est fort sombre. Où va le narrateur, assis derrière son frère, traçant à toute berzingue sur le périph ? La mort est omniprésente, la vie aussi, presque davantage. L’impression d’être happé dans les cases est saisissante, tant la vitesse, le mouvement, sont rendus avec efficacité par le graphisme au pinceau. Les souvenirs, mélange de mythes et de réalités, affluent. Bons, mauvais, peu importe, ils sont intenses ; la marque de ce qui vaut d’être vécu. Le travail sur le cadrage, sur l’agencement des cases dans les planches et sur leur emplacement les unes vis-à-vis des autres est remarquable dans ce qu’il donne à vivre comme sensations au lecteur. Le motard ne s’y trompera pas.
Paradoxalement, malgré la fascination, malgré la conviction, Etienne n’a pas - encore - franchi le pas. Il se tient sur l’île, au milieu du fleuve, entre les deux rives. D’un côté, la promesse d’instants d’une force inouïe, sorte de flirt avec la mort ; c’est d’ailleurs le jeu et l’enjeu. De l’autre, le rang et ses interdits (fumer tue, l’abus de boisson est dangereux pour la santé, se protéger …), ses dogmes (cinq fruits ou légumes par jour tu mangeras, un ventre plat pour l’été tu arboreras, la téléréalité tu regarderas …), qui préservent de tout excès et garantissent une existence raisonnable. C’est de manière un rien exagérée ce qui se joue dans la tête du jeune homme. Il évoque par le prisme de la moto et de la vitesse l’évolution d’une société où le principe de précaution s’immisce en toute chose, bridant la nature humaine, contraignant l’individu. S’il n’élude pas les dégâts provoqués par cette folie débridée encensée par les siens, il s’en tient aux conséquences pour l’intéressé, ce qui occulte une part plus compliquée à justifier : les autres, proches ou victimes de ceux qui violent délibérément ces règles. C’est sans doute là la limite de son propos. Pour autant, le sujet et l’approche sont pertinents.
Éloge de ce que la moto et la vitesse ont de grisant, Jamais en dessous de 130 est impressionnant visuellement, dérangeant dans ce qu’il sous-tend. Un album que les motards devraient apprécier pour ce qu’il apporte de nouveau comme regard sur cette passion.