C
onfinée jusqu’à présent aux laboratoires des spécialistes et des chercheurs, l’intelligence artificielle est devenue une réalité tangible avec la mise en ligne des robots conversationnels et graphiques, ChatGPT et Midjourney en particulier. D’abord vus comme des gadgets techno pour geeks connectés, ils ont presque immédiatement soulevé le doute et la crainte, tant chez les futurologues que les syndicats et les artistes. Même si leur intelligence est toute relative, ces machines arrivent à «produire» des résultats confondants et convaincants et ce, dans tous les domaines. Plus inquiétant, il ne s’agit que des premières versions, les suivantes seront encore plus performantes, promettent les ingénieurs. Début de la fin des temps ? Nouvelle ère transhumaniste ? Où est le vrai ? Où est le faux ?
Après s’être penché sur le sujet en compagnie du philosophe Miguel Benasayag dans Cerveaux augmentés, humanité diminuée, Thierry Murat a osé franchir le Rubicon (ou le Styx) et ouvre la boîte de Pandore pour affronter ou, plutôt, tester les capacités des moteurs génératifs numériques. Pour se faire, il a d’abord «joué» avec Midjourney et créé des milliers d’images afin de mieux comprendre son fonctionnement. Ensuite, fort de ce matériel, il a fait son travail d’auteur de BD et construit son récit. Les illustrations se transforment en cases, l’action prend vie et des dialogues sont ajoutés : initial_A. était né.
Fable post-moderne par excellence, l’album suit Alice dans ses déambulations sur une planète dévastée. Une voix narratrice l’accompagne et tente de la motiver de continuer son exploration. Sans aucun repère, la jeune femme est totalement perdue. Où est le début ? Où est la fin ? Quel est le but ? Sans le savoir, elle est passée de l’autre côté du miroir et est entrée au cœur d’univers désincarnés aux règles édictées par un organisme sans âme. Les références à Lewis Carroll sont immanquables, tandis que le pessimisme de l’auteur (dans la préface, il regrette l’invention de l’ordinateur) sert de fil rouge à ce conte cruel. La morale de l’histoire est simple et terrible : celle ou celui qui délègue la tâche de rêver à la puce de silicium et aux bases de données se réveillera immanquablement dans un cauchemar sans fin.
Les positions de l’artiste sont claires, reste à voir le résultat visuel. Ambiance impressionniste aux couleurs chaudes, dépotoirs technologiques et architectures monumentales (quoique fissurées), les planches se montrent impressionnantes de textures et de ressentis. De plus, il est impossible de ne pas s’arrêter ici et là sur un détail. Ce coup de pinceau me rappelle quelque chose, mais quoi donc ? Tiens, j’ai l’impression d’avoir déjà vu ce bout de falaise et cette branche d’arbre. Dali ? Van Gogh ? Bacon ? Oui, mais non, pas exactement. L’atmosphère étrange désarçonne et renforce la profondeur l’exercice d’une manière impressionnante ou insupportable suivant les sensibilités.
Le premier constat à souligner est que initial_A. constitue une vraie bande dessinée respectant toutes les règles de la narration séquentielle. Si les dessins ont été générés à l’aide d’un robot, c’est bien Thierry Murat qui les a sélectionnés, retravaillés et organisés. Il en résulte un ouvrage habité aux échos mélancoliques et aux contours indescriptibles. Ça fonctionne très bien, le contrat est rempli et l’honneur d’Homo Sapiens est sauf, pour l’instant.
Les avis
Eric DEMAISON
Le 04/10/2023 à 18:44:47
C'est un très bel album. Les images et la mise en page sont magnifiques. Les couleurs, les dessins... superbes.
Cette Alice au pays des merveilles actualisée dans un univers numérique ou le monde virtuel remplace le pays des merveilles est une excellente idée. Le lapin est devenu une boule qui vole.
C'est une excellente idée
Ma réticence est sur le discours qui est souvent trop intellectuel, ressemble trop à une logorrhée et rend l'histoire obscure. C"est dommage; même si je ne regrette pas mon achat.
addrr
Le 25/09/2023 à 21:46:10
J’ai participé au Ulule pour lutter contre la censure et par curiosité, et j’en suis ravi. Maintenant, je ne peux pas dire que j’ai été scotché. Les dialogues sont parfois limite imbuvables, en tout cas forts abscons. Le scénario est des fois difficile à suivre mais peut être est-ce moi qui suis passé à côté.
Le « dessin » si on peut dire est réussi au niveau des cadrages, on voit tout l’art usé par un auteur aguerri. C’est une belle œuvre innovante et c’est déjà ça en tout cas, et quel courage à l’auteur d’avoir poursuivi coûte que coûte le chemin qu’il s’était fixé, malgré la haine (il faut le dire) qu’il s’est attiré dans sa démarche.