Résumé: En grec ancien, «hen kai pan» signifie «Tout est Un». C’est la célèbre expression validant le panthéisme du philosophe Spinoza : « Dieu, c’est la nature ». Eldo Yoshimizu met en scène les Esprits de la Terre chargés de juger l’époque actuelle et le comportement de l’Humanité : leurs avis divergent et les conflits se multiplient. Hen Kai Pan est surtout l’histoire de la formation de la jeune Asura, future déesse de la destruction : comment va-t-elle utiliser son pouvoir, en ayant conscience que toute vie procède de la divinité ?
A
près avoir exploré le thriller dans Ryuko et Gamma Draconis, Eldo Yoshimizu revient chez le Lézard noir avec Hen Kai Pan. L'auteur change de registre, en versant dans l'ésotérisme et la philosophie.
Les Hommes, dans leur nombrilisme consumériste, dévastent la planète, ce qui provoque le désarroi et la colère des Esprits de la Terre. L'un d'eux, Neela, pense qu'il faut éradiquer l'espèce humaine et d'autres formes de vie, afin de sauver la planète. Pour cela, elle n'hésite pas à manipuler sournoisement Asura, une déesse en devenir. Les autres Esprits vont alors tenter d'intervenir...
Jamais ce mangaka n'aura été aussi pertinent dans son propos. Ce one-shot résulte de nombreuses recherches, que cela soit pour l'esthétique mais aussi pour la richesse du scénario.
Loin d'un récit formaté de fin du monde, l'auteur part d'un constat : « La planète ne se porterait-elle pas mieux sans les humains ? » Il s'en explique dans la préface de l'album. Les Hommes ont épuisé les ressources pour leur unique profit et ont déréglé les écosystèmes. Or, la Terre n'est pas la propriété exclusive de l'humanité, d'où le titre choisi, qui traduit du grec signifie "Tout est un". Sensible à la cause environnementale et pétri de philosophie, le scénariste décide de reprendre comme crédo un des principes de Spinoza : "Dieu, c'est la nature". De ce fait, il arrive à mélanger plusieurs apports intellectuels et religieux dans un récit de jugement sans pathos ni romance, mais en faisant en sorte que les lecteurs cheminent intellectuellement jusqu'à la conclusion. Pour ce faire, comme dans la construction d'un mythe, il offre le personnage de la jeune Asura qui sert de fil conducteur pour avancer dans l'histoire. Celle-ci ignore sa puissance et son statut divin. Elle est manipulée par une entité puissante, qui lui fait réaliser de bien sales besognes. Lorsqu'elle va rencontrer les autres esprits, elle réfléchira puis accédera à un statut supérieur, jusqu'à s'accomplir. Le schéma type du parcours initiatique est ici redoutablement efficace. De plus, le choix du nom pour le principal protagoniste est intéressant et loin d'être anodin. En effet, les Asuras sont des divinités du Panthéon védique, qui ne peuvent acquérir leur puissance que par l'intervention de dieux majeurs. Dans la mythologie indienne, ils complotent et bataillent contre les dieux et dans le bouddhisme tibétain il est dit que ce sont des créatures belliqueuses. C'est bien tout cela qui a été repris dans le personnage de ce manga. En outre, ces entités sont présentes dans les religions et mythes allant de l'Iran au Japon (où ils sont nommés Ashura), ce qui donne une portée presque universelle au récit. Ce point-là est valable pour tous les autres personnages jalonnant cette histoire. Chaque Esprit de la nature est incarné puisque densifié grâce à des dialogues prenants et construits sur une base solide.
L'auteur avait commencé à créer Hen Kai Pan avant la pandémie du Covid-19. Il s'en explique et avoue avoir eu un moment de doute à poursuivre son travail en raison de l'actualité. Suite à une promenade où il constate que la nature se porte bien mieux lorsque les activités industrielles et routières sont à l'arrêt, il prend alors la décision de continuer.
Concernant l’aspect esthétique, Yoshimizu se surpasse ! Son trait est d'un réalisme saisissant et d'une précision remarquable. L'esthétique des personnages venant d'horizons différents est respectée, à la fois dans les visages et les tenues. Son découpage de planche s'éloigne aussi du classicisme pour se mettre au service de son histoire. Il arrive à passer du strip à des illustrations en pleine page d'une beauté impressionnante. La part belle est donnée à la nature qui est mise en valeur par un dessin minutieux. Le mangaka arrive même à surprendre jusqu’au bout lorsqu'il livre sa conclusion. La représentation du jugement est purement hallucinante et les planches en question ne peuvent qu'être comparées à ce qu'a fait le génial Kubrick sur son 2001 ! Enfin, les lecteurs doivent savoir que cet auteur est passionné d'architecture. Comme pour son précédent titre, il arrive à insérer dans ses histoires des morceaux de patrimoine. Les plus chevronnés reconnaitront le château de la Mothe-Chandeniers se situant dans la Vienne, département auquel le mangaka est attaché.
La traduction est remarquable. Un récit aussi métaphysique sur des religions non-monothéistes, dans lequel les dialogues sont ciselés à la perfection, n'est pas évident à transposer. Néanmoins, Sébastien Raizer s'en sort avec brio en livrant un texte clair et précis, sans trahir l'esprit du manga.
Une histoire belle et sombre, pessimiste et puissante livrée par un Eldo Yoshimizu au sommet de son art ! Hen Kai Pan a tout pour devenir un titre incontournable.