Résumé: Grand Est est un road-movie qui démarre par un stage de conduite à l'automobile club de Metz. En le quittant, un père embarque son fils de huit ans pour une balade pleine de surprises dans un territoire post-industriel aux allures de Far west.
Roman graphique sur ce qu'on laisse à nos enfants, en même temps que récit initiatique, on est saisi par l'humanité de l'histoire écrite par Denis Robert et par la puissance des images de Franck Biancarelli.
On voyage ainsi porté par le rythme des conversations entre les personnages, leurs rencontres et les souvenirs. Comme s'il se jouait un peu de notre avenir à tous sur ces routes entre Hayange et Milwaukee.
D
enis, journaliste, écrivain et réalisateur, a perdu son permis et son inspiration. C'est en suivant un stage de récupération des points sur le premier qu'il va retrouver la seconde. En observant, tout simplement. Autour de lui, des jeunes, beaucoup, mais aussi des hommes plus âgés, ouvriers pour la plupart, qui tous sont là pour la même raison ou presque : un taux d'alcoolémie trop élevé. Une manière comme une autre d'évacuer l'ennui et atténuer les déboires d'une vie rude. Car ce coin de France qu'il aime tant ne va pas bien et n'arrive pas effectuer à la transition économique obligatoire avec le départ de ses entreprises. Motivé par cette envie d'écrire, il profite du séjour de sa femme aux USA pour s'offrir une virée au volant de son américaine, avec son fils Woody, 7 ans. Objectif : partager du temps avec son dernier et collecter les renseignements qui lui manque pour son prochain livre.
Après les scandales financiers (l'Affaire des affaires) et le thriller d'anticipation (Dunk - Le Circuit Mandelberg), Denis Robert continue son exploration des dérives idéologiques et économiques de notre société. Cette fois, le propos se veut plus intimiste, plus personnel. Du fait du protagoniste principal tout d'abord qui, même si ce n'est pas explicite, ne peut être vu autrement que comme son double. À cause de région aussi, celle de sa naissance et à laquelle il est tant attaché. Dans ce cadre qu'il connait si bien, l'auteur s'interroge sur l'héritage qu'il laissera à ses enfants et notamment à son fils, symbole d'avenir. Un prétexte pour un propos plus large, celui d'un constat sur un territoire et un pays dont l'évolution ne lui plaît guère.
Lorsqu'il décide de prendre la route, c'est pour sillonner son « Grand Est » sur les traces de l'histoire récente de la Moselle, de la Lorraine et découvrir avec Woody leurs visages d'aujourd'hui : la fermeture des hauts-fourneaux et les sauveurs-repreneurs, les manifestations, la fin de l'industrie textile et les promesses politiques, les grèves, Arcelor Mittal, les discours, mais aussi le virage touristique avec l'ouverture de zoo ou de parcs naturels etc... Plus de quarante ans d'une lente dégradation lui reviennent ainsi en mémoire. Au gré de ces étapes, ponctuées de souvenirs journalistiques et personnels (son entrée à Libération, "l'affaire du petit Grégory ») ou collectifs, il balaie les promesses non-tenues, les espoirs déçus, les mauvais choix des gouvernants. À la manière d'un enquêteur, passant d'amis en village, de ville en restaurants ou hôtels, il recueille les réflexions des personnes en première ligne. Partout, le constat est le même : l'absence de débouchés, le manque de perspectives, la résignation sont criants et désarmants. Pour ne pas lasser avec un côté catalogue de revendications, ses observations sont toujours mises en perspective avec l'avenir de la jeunesse via son fils. De plus, il crée une ligne de tension véhiculée par un ami de la famille, mafieux, qui cherche à le joindre. Dans quel but ? L'épilogue le dévoilera, confirmant que tout le monde est préoccupé par ces problèmes d'actualité. En se questionnant, et avec lui la société toute entière, le scénariste brosse la chronique d'une économie tournée vers la consommation, dénuée de vision à long terme. Celle qui provoque le ras-le-bol des masses et avance à grands pas vers l’effondrement d'un système ultralibéral.
Graphiquement, à l'opposé de ce qu'il faisait au début de sa carrière (Galfalek, Argyll de Maracande), Franck Biancarelli opte pour un trait dépouillé. Un style proche des carnets de voyage, qui rappelle également le travail d'Alexis Robin sur le récent La poussière du plomb, sans fioritures mais qui souligne à merveille la force du propos. L'alternance noir et blanc (pour les rappels historiques) - bichromie est astucieuse, tout comme sa mise en scène et son découpage. Le dessinateur marseillais livre aussi des planches frappantes de réalisme pour les effroyables ou désertiques décors industriels que les personnages croisent et traversent. Un dessin simple qui met efficacement en avant les idées.
Grand Est est un road-trip pessimiste sur l'état du Pays et la direction qu'il suit. Mais aussi, une fable bourrée d'humanité, qui dresse le constat amer d'un système sur le déclin que rien ne semble pouvoir endiguer. Un western moderne, véritable périple dans un « Far East » que les cowboys ont délaissé depuis longtemps, laissant une terre béante de plaies aux mains « d'indiens » fatalistes et abattus, qui s'interrogent sur les valeurs transmises à leur descendance.
Les avis
Erik67
Le 06/09/2020 à 13:25:01
C'est une lecture quand même un peu déprimante sur le passé, le présent et le devenir du Grand Est, une région où je vis. Certes, il y a de fortes disparités entre la situation en Alsace et celle en Lorraine. Cependant, le point commun est que ces deux anciennes régions ont beaucoup souffert de par son passé avec les guerres et les occupations allemandes.
Je ne partage pas toutes les réflexions de l'auteur mais certaines sont très intéressantes comme l'utilisation abusive de l'affaire Grégory ou l'expérience d'Amnéville. Là encore, il s'agit de dénoncer un capitalisme de plus en plus sauvage qui laisse beaucoup trop de monde au bord de la route. Il y a comme un mouvement inexorable vers quelque chose de grave qui va nous échapper. L'auteur ne va pas au bout de sa logique mais on sait bien ce qu'il veut dire. Le système financier s'écroulera un jour mais le capitalisme renaîtra toujours de ses cendres. Nous voilà rassuré ou presque !
Cette ballade sous forme d'un road-movie initiatique au coeur de la Lorraine a été plutôt longue à digérer. Il y a comme un parfum de désenchantement et de nostalgie d'une époque révolue. Cela peut faire peur pour la suite mais cela a le mérite de poser des galons et de pousser à la réflexion sur les liens entre l'économique et le politique. L'objectif est la transmission de père en fils sur un mode "merci pour le monde que vous nous avez légué !".
judoc
Le 15/01/2017 à 14:46:34
Un road movie dans l'EST de notre France et de son Industrie sinistrée où l’ennui côtoie la désolation et l'abattement général. Un voyage en friche industrielle qui laisse aussi songeur que la "logique" économique qui l'a généré.
Soutenu par un scénario intimiste et des dessins réalistes aux couleurs moribondes, cette BD évoque comme il se doit la dépression générale et bien légitime qui semble habitée cette région.
Le problème, c'est que l'on finit indubitablement par sombrer avec le personnage principal et finalement par s'ennuyer presque plus que lui.
Une BD au sujet un peu casse gueule et au destin économique probablement aussi inéducable que les tristes zones industrielles qu'elle dépeint mais qui mériterait une reconnaissance artistique tellement elle réussit à générer le malaise et à déranger !
A lire et découvrir, sauf si l'on hésite entre la cuillère à soupe de cyanure et les psychotropes intensifs !