A
ssis au milieu de cartons à moitié ouverts et de piles de carnets, Joël se souvient de ces rencontres qui ont jalonné ses voyages en Afrique. À Djibouti, il a croisé Kadidja, la belle Somalie, cachant entre ses cuisses le secret terrible de l’excision subie selon la tradition. Au Kivu, reçu par le docteur Mukwege, il a entraperçu ce courage des centaines de femmes meurtries au plus intime de leur chair par les viols perpétrés durant la guerre. À Bangui, il a été marqué par cette fillette frappée par son instituteur pour avoir osé écrire un poème plutôt que de faire le dessin demandé. Annaba, en Algérie, lui évoque Nour, assistant à son cours sur la BD, mais contrainte de s’éloigner quand les regards réprobateurs des hommes se posent sur elle au café. Et, dans le désert tchadien, patientant sur le sable brûlant, son nourrisson dans les bras, que penser de cette épouse résignée attendant le retour de son mari, parti chercher la pièce de rechange pour leur voiture en panne ?
Connaisseur du continent africain qu’il a parcouru pendant de longues années, Joël Alessandra (À fleur de peau, Lady Whisky, Kadogo, Louise, le venin du scorpion) propose ici un album consacré aux diverses figures féminines qu’il y a rencontrées. Ainsi, à travers plusieurs récits nourris de son expérience, il plonge le lecteur dans autant de réalités dont il est difficile de sortir indemne. De longueur inégale, ces histoires touchent des sujets brûlants, toujours d’actualité, que l’auteur marseillais narre avec justesse, sans rien masquer. Mutilations génitales, esclavage sexuel, enfants soldats, poids des coutumes ancestrales, conséquences des conflits ; tout est dit, montré, en prenant soin de ne pas porter de jugement et invite à une réflexion. Davantage développée, la partie consacrée à « l’homme qui répare les femmes », retrace l’entretien de l’artiste avec Denis Mukwege, colauréat du prix Nobel de la paix en 2018 avec l’Irakienne Nadia Murad. Le gynécologue y explique l’origine de sa vocation médicale ainsi que sa volonté de venir en aide aux victimes des viols de guerre. Particulièrement engagé, son discours résonne fortement. Portant ce message, le dessin et la colorisation à l’aquarelle insufflent vie aux personnages, qui s’inscrivent dans des paysages saisissants, très joliment restitués. Le trait est expressif, tandis que le découpage, parfaitement maîtrisé, voit fleurir des croquis ou des extraits de carnets au milieu de cases plus traditionnelles. Enfin, des textes d’écrivains essentiellement africains (mais pas seulement, puisque s’y trouvent également Charles Baudelaire et André Gide) entament chaque épisode, apportant un cachet poétique supplémentaire à l’ensemble.
Percutant par son fond, bien mené dans sa forme, La Force des femmes – Rencontres africaines est une bande dessinée à lire, à méditer et à partager.