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rôme provençale, début du XXe siècle. Producteur de fils de soie, Louis Bouscarel ne le sait pas, mais son industrie est déjà morte. Le système mis en place depuis une centaine d’années et basé sur l’exploitation d’une main d’œuvre quasiment gratuite et une concentration des profits est en train de s’écrouler. L’Italie, la Chine et même le Japon offrent désormais des produits similaires aux siens à bas prix et la chimie est sur le point de développer des tissus synthétiques aux propriétés incroyables. Pourtant, il continue d’y croire et de vouloir imposer des manières de faire dépassées. Tout cela au grand dam de sa famille. Du côté des ouvrières de ses ateliers, peu importent les progrès techniques, c’est la misère qui est de mise. Sous le joug d’une église complice, elles triment douze heures par jour pour le «salut» de leurs âmes et en échange d’un salaire symbolique. C’est qu’à Lyon et à Paris, les dames de la belle société attendent leurs robes pour la nouvelle saison, il serait dommage de les faire languir…
Plutôt que de proposer un ouvrage purement documentaire, Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne ont préféré imaginer une histoire sociale poignante, penchant vers le mélodrame. Il faut bien l’avouer, le capitalisme sauvage, la mainmise morale catholique et les mutations économiques, le contexte du monde de la soie en France porte en lui tous les éléments du naturalisme cher à Émile Zola. De plus, comme les principales victimes du système des usines-pensionnats (prisons seraient un terme plus juste) étaient les femmes, le scénario résonnera certainement aux oreilles des lecteurs.rices d’aujourd’hui.
Une énième fable où s’affronte des gentilles ouvrières brimées et un méchant patron avide ?
Non et heureusement, les scénaristes ont pris garde d’éviter le manichéisme. Si les camps sont clairement identifiés, ils ne se limitent pas à de simples caricatures, autant chez les riches que chez les pauvres. Il y a même un transfuge de classe qui ose briser les barrières ! Plus sérieusement, la galerie de personnages s’avère pertinente et les portraits très parlants, malgré quelques stéréotypes nécessaires pour amener les différents développements dramatiques. Le plus important, les protagonistes sonnent juste et leurs actions, y compris les plus extrêmes, s’enchaînent toujours de manière logique. Car oui, il s’agit d’un véritable roman au premier sens du terme, avec, au programme : suspens, sang, larmes, amour et multiples retournements de situation. Résultat, la lecture est prenante et très bien conduite, grâce au judicieux mélange entre informations avérées et fiction pure.
Un peu d’Étienne Davodeau, un soupçon de Fabien Toulmé et même une trace de Max de Radiguès, Jean-Côme illustre ces péripéties avec enthousiasme et un sens certain du cadrage. Son trait semi-réaliste se montre parfaitement adapté ; suffisamment précis pour dépeindre une distribution pléthorique, tout en conservant une part de légèreté et offrir ainsi un peu de poésie à ce déferlement d’injustices. Pour un premier album, il fait preuve d’une grande maturité avec des planches et des séquences très abouties.
Classique et original, tenu et doté d’un souffle épique somme toute rafraîchissant vu les circonstances, Fileuses de soie devrait séduire autant les amateurs d’Histoire avec un grand H que les cœurs d’artichaut avides de récits tourmentés et romantiques. Une jolie surprise à découvrir.