Joseph est en route, avec son épouse et leur fils, vers le lieu où il a grandi. Une discussion dans la voiture laisse entendre qu’il revient de loin, un accident, terrible…
Elle : On va tout reprendre à zéro.
Lui : On va plutôt remonter dans le temps… J’avais un bon pote dans le coin… Je me demande ce qu’il est devenu ?
Il fait déjà nuit quand ils arrivent dans cette maison, isolée au milieu d'une végétation luxuriante qui sera aussi mouvante qu’omniprésente dans les pages qui suivront. De manière anodine, pas nécessairement palpable par tous, certains fantômes du passé ressurgissent. Un hurlement déchire la quiétude de la nuit, bien perceptible, lui. Si l’enfant est inquiet, le père semble en terrain connu, très zen - à moins qu’il n'ait déjà perdu pied - dans son appréhension de ces quelques signes d’une inquiétante étrangeté qui investissent l’espace. Le lendemain est un autre jour qui commence, les parents se réapproprient les lieux, leur fils retrouve des enfants qu’il connait. Une cabane perchée dans un arbre, on joue à se faire peur, on dit qu’on n’a pas peur. Le crépuscule s'installe. Au loin, une centrale nucléaire, des bruits, des lueurs. Dans la nuit, une forme humanoïde erre dans les terres et les esprits du coin. La peur s’est installée, chez les nouveaux arrivants comme chez les autochtones.
Adrien Demont situe son histoire dans une faille déstabilisante où les éléments se confondent les uns aux autres. Les frontières sont diffuses : passé et présent se mêlent, l’enfance happe l’adulte, l’ennui ouvre les vannes de l’imagination, la nature se révèle plus vivante que les humains, les faits divers alimentent les croyances... La liste pourrait être plus longue. Les thématiques chères à Didier Comès, ainsi que les terreurs suggérées, qui ont fait la force du film The Blair Witch Project, alimentent ce récit.
Le dessin, essentiellement en noir et blanc et ponctuellement en bichromie, dense et fouillé, entretient cette dissonance dans le rapport au réel. Si Adrien Demont livre certaines ficelles, il n’en demeure pas moins le seul manipulateur. À chaque fois, ce qu’elles donnent à voir n’a d’autre objet que de dérouter le lecteur, de mettre à mal les certitudes qu’il se construit au fur et à mesure. Notamment parce que ce qui est montré n’arrête en rien le processus en marche : la course irraisonnable, mais irrépressible, de Joseph vers des sensations, des perceptions qui l’ont habité dans sa jeunesse. Un désir de reconstruction qui fait écho et trouve ses limites dans les mots de Lamartine, extraits du poème Le tombeau d’une mère :
"Rien n’est vrai, rien n’est faux ; tout est songe et mensonge,
Illusion du cœur qu’un vain espoir prolonge.
Nos seules vérités, hommes, sont nos douleurs."
Cette bande dessinée, si elle comporte son lot de souffrances, est un condensé d’illusions et de poésie, de nostalgie et de magie. Elle est aussi, et surtout, une invitation à se perdre dans l’interprétation de la réalité. Le rabbin Nahman de Bratslav aurait dit "Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît. Car tu pourrais ne pas t’égarer." S’égarer, c’est précisément là l’objet de ce livre, à lire et à relire pour en saisir tous les cheminements, pour en goûter toutes les subtilités.