C
haque année, au Japon, entre 80 000 et 90 000 personnes disparaissent volontairement. Surnommés Johatsu ou «évaporés», ces individus ont souvent planifié leur fuite. Licenciement, s'éloigner d'un conjoint violent ou crise existentielle, les raisons sont nombreuses. La situation est telle, qu’un réseau de facilitateurs professionnels existe même à la frontière de la légalité. Une partie de ces hommes et de ces femmes débutent ainsi une nouvelle vie, en espérant que ça soit la bonne, cette fois.
À soixante ans passés, Watabane vient d’être viré sans ménagement par une compagnie à laquelle il a toujours tout donné. Honteux, il n’avertit ni ses collègues, ni ses proches et décide de filer discrètement. Il est également en colère, car il s’est rendu compte que son entreprise n’est pas aussi blanc-bleue qu’elle y paraît. Il a le projet fou de se venger en retrouvant le responsable de ses malheurs. Au fil de son enquête, son chemin croise celui d’Akainu, un pré-adolescent orphelin depuis le terrible tsunami de 2011. Au mauvais moment au mauvais endroit, celui-ci a été témoin d’un meurtre. Il est donc aussi en cavale, pour échapper à des yakusas en plus ! Et si les réponses à leurs questions se situaient à Fukushima ?
Roman social, thriller et documentaire, Isao Moutte mêle les pistes et les genres dans Les Évaporés. Aux deux personnages principaux déjà cités, vient se greffer Yukiko, la fille de Watabane que sa mère a chargée de savoir ce qui est arrivé à son père. Son rôle revient surtout à celui de passeuse afin de présenter le phénomène des Johatsu et de la sub-société des travailleurs journaliers. Avec seulement ces trois protagonistes, le scénariste a imaginé un véritable récit choral mettant en scène un Japon contemporain loin des clichés et des idées reçues. Un peu à la manière du regretté Yoshihiro Tatsumi, il dresse ainsi une peinture sans concession du côté cour de l’Empire du Soleil levant. Pour autant, le ton ne tombe pas dans le didactisme. En effet, les éléments de sociologie avancés nourrissent à bon escient les différents fils narratifs. Mieux encore, plusieurs véritables suspens rendent la lecture prenante.
Touffu du fait de la quantité d’informations, marqué par un rythme parfois inégal, Les Évaporés se rattrape par une réalisation graphique sans faute. À ce propos, la mise en page et en images, fruit d’une fusion Gekiga-BD indépendante s’avère particulièrement efficace et très parlante. L'autre point très positif de cet album surprenant à tant d’égards est le triple portrait rempli d’humanité et de sensibilité de Watabane, Akainu et Yukiko. Victimes, déclassés, perdus, ils prennent finalement leur sort en main pour retrouver leurs proches et leur dignité. Une vraie réussite d’un jeune auteur en pleine maîtrise de ses moyens. À découvrir.