Résumé: Un étrange escalier a fait son apparition dans le jardin derrière la maison de Jade. Il est fait de solide pierre blanche et s'élève à des kilomètres au-dessus de la canopée.
Armée de courage, la jeune femme finit par entreprendre son ascension avec l'intention de découvrir ce qui se trouve là-haut. Arrivée très haut au-dessus du sol, elle fait la rencontre d'une curieuse créature féline qui va l'accompagner dans la visite de ses souvenirs d'enfance et l'aider à mettre le doigt sur ce qui l'empêche d'avancer.
Avec Stuck in Retrograde, l'autrice se livre à l'introspection et aborde le sujet difficile mais important des violences intra-familiales.
L
e quotidien de Jade, banlieusarde lambda, est bousculé par l'apparition mystérieuse derrière son jardin d'un grand escalier en pierres blanches. Les enfants de son quartier passent souvent devant celui-ci et s'en amusent en se lançant des défis. Après avoir les avoir observés, la jeune femme décide de tenter l'aventure et de le gravir à son tour. Plus elle avance, plus l'ensemble de marches semble interminable. Subitement, une créature féline flottante surgit et se tient à ses côtés. Cette apparition va révéler à Jade la vraie nature de ce périple.
Jade Zhang offre un récit introspectif et personnel des violences intra-familiales dont elle a été victime enfant et adolescente. Pour ce faire, elle n'opte pas pour un documentaire ou un récit biographique classique, mais pour une histoire qui bascule dans le conte fantastique empreint d'un certain onirisme. La scénariste reprend une idée du romancier Dino Buzzati, dans Le rêve de l'escalier ; ce dernier y invite le lecteur à descendre (ici à monter) dans les profondeurs ténébreuses de l’inconscient humain, cassant au passage la symbolique freudienne traditionnelle. L'objet devient une sorte de labyrinthe longiligne où les pièces apparaissent sur les côtés, dans l'espace, au fur et à mesure de l’élévation. Le compagnon de route, le "Chat", n'est pas non plus le fruit du hasard. En effet, cet animal gracieux, inquiétant, insaisissable, effrayant ou fascinant (ce dernier point est renforcé par son design flottant et désincarné), est le compagnon familier du monde de nos rêves en psychanalyse.
Symbole de dualité, par essence, la nature de ce félidé est double, ambivalente, tout en étant le support révélateur de nombre de nos émotions. Cette approche prime souvent dans les songes. Et c'est bien le cas du protagoniste entouré de mystère, mais qui, tel Virgile accompagnant Dante, sait être un guide efficient et discret. Restant énigmatique, il permet surtout à Jade de faire son chemin. Celui-ci n'est pas chronologique et joue sur les associations d'évènements et les levers de voiles, forçant les bédéphiles à suivre et à terminer eux-mêmes certaines scènes. Ce procédé, immersif, crée un début d'angoisse pour les plus sensibles, ne laissant personne indifférent en tout cas. C'est l'une des réussites de ce titre : faire ressentir une forte tension à celui ou celle qui le tient dans ses mains. L'album n'en devient que plus fort, plus percutant par rapport à son thème. D'ailleurs, un dossier pédagogique complète l'histoire. Il revient sur la typologie des différentes maltraitances, avec des chiffres récents pour appuyer l'importance de celles-ci. Enfin, deux associations d'aide aux victimes sont présentées.
Graphiquement, l'autrice a opté pour un assemblage de styles qui constitue l'ambiance à la fois intimiste et onirique de son récit. Le trait réaliste au début de l’album, correspondant au quotidien de son personnage, évolue pour se faire aérien, léger, déstructuré, à l'image du chat qui l'accompagne. Il en est de même pour la composition des planches. Certaines reprennent une composition assez classique, puis tout à coup l'artiste surprend les lecteurs par des doubles pages générant un effet de vertige avec un jeu subtil de perspective et l'insertion de cases pour créer la tension dramatique. Les décors y sont représentés de façon cauchemardesque tels ceux de la série d'animation Beetlejuice. Les choix de colorisation, avec l'utilisation massive d'un dégradé de bleu aquarelle et une légère touche de doré, renforcent l'ambiance de ce récit.
L'escalier des souvenirs est une histoire trop souvent vécue par des enfants et des jeunes victimes, comme Jade Zhang. Celle-ci a trouvé la force et le courage de la mettre en album, avec une délicatesse et une once de douceur surprenantes et appréciables, qui permettent d'aborder ce sujet en évitant le pathos et les clichés.