S
ur la route qui le ramène en Angleterre, Jonathan Harker, en convalescence après son aventure chez le comte Dracula, se plonge dans la lecture d’un recueil remis par sœur Agatha. Il y découvre l’histoire d’une châtelaine esseulée, vivant recluse et s’ennuyant dans un château isolé, en Hongrie au XVIe siècle. Pour pallier son désœuvrement et sa solitude, Élizabeth Bathory s’adonne à de terribles orgies qu’elle partage avec une étrange cousine, une vieille nourrice, un pasteur défroqué et un peintre florentin peu productif. Elle ne se lasse pas de faire subir mille sévices à ses domestiques et aux jeunes femmes qu’elle fait venir dans sa demeure. Elle se complaît à voir leur sang si rouge goutter de leurs membres meurtris et plonge son corps dans ce précieux liquide, persuadée qu’il lui permettra de conserver éternellement sa beauté. Jusqu’au jour où, abandonnée par sa parente et dénoncée, elle doit répondre de ses crimes avant d’être emmurée à jamais dans son sinistre castel.
« La dame sanglante de Cachtice » ou « Comtesse Dracula », si elle est moins connue que son congénère transylvanien, n’en est pas moins une figure marquante parmi les monstres de cruauté qui ont su conquérir, par leurs actes sanglants, l’imaginaire des hommes à travers les légendes, la littérature ou le cinéma. Loin d’être une figure héroïque et tragique comme Vlad Tepes, Élizabeth Bathory (1560-1614) constitue plutôt une honte nationale pour les Hongrois, tant ses crimes ont paru ignominieux et révoltants. Pourtant, si les meurtres qui lui sont imputés pourraient faire pâlir de jalousie d’autres grands criminels en raison de leur âpre raffinement, les historiens s’interrogent encore sur leur nombre, leur authenticité, et sur les véritables raisons qui ont conduit une femme de la noblesse à la cage de pierre où elle a fini ses jours. Certains subodorent même quelque habile manœuvre politique de son entourage, tandis que d’autres voient dans son désir d’immortelle jeunesse l’expression d’une névrose ne connaissant aucun frein.
Bien documentés, Pascal Croci (Auschwitz, Césium 137, Dracula) et Françoise-Sylvie Pauly narrent à leur tour l’existence de cette comtesse hautaine, solitaire, se vautrant dans la débauche pour s’occuper, se sentir vivre, exister, et qui vient prendre place aux côtés des deux autres portraits de femmes qu’ils ont déjà dressés, Gloriande de Thémines et Lady Tara Cornwall. En choisissant de présenter le récit par l'entremise de Jonathan Harker, les auteurs font un clin d’œil à Bram Stoker et son Dracula, mais aussi, en traitant de cette vampire magyare, à la Karmilla de L’invitée de Dracula, adapté par F.-S. Pauly, et dont le nom n’est autre que celui de la cousine d’Élizabeth Bathory, qui lui ressemble comme une sœur – ou un reflet. La mise en abîme fonctionne à merveille, d’autant plus que le jeune journaliste londonien se voit en rêve pénétrer dans le château maudit de la décriée dame de haut rang. La narration se fait ensuite sous le mode d’une voix-off, détachée alors même qu’elle livre les mémoires du personnage principal. Les mots se déroulent, abrupts, crus, dépourvus de remord et de passion, tellement glacés qu’ils entraînent le lecteur dans les abysses d’un Enfer réfrigérant, fait de stupre, de folie et de déchéance morbides.
Pour illustrer ce monde et cette âme si froids, si tourmentés, Pascal Croci fait une nouvelle fois preuve de l’immensité de son talent. Aux pleines pages montrant des paysages enneigés et désolés succèdent des intérieurs où s’exposent la dépravation la plus perverse et la démence frénétique qui trouve son plaisir dans la souffrance. Les murs du château sont envahis par les ombres, celles des dépouilles suspendues tels des pantins, celles du cœur d’Élizabeth, celles de ses démons. Les corps et leurs mains aux longs doigts griffus laissent s’écouler le sang qui macule le sol et les baignoires, dans une débauche sans fin dont les accents clairement sadiens font frémir. La principale scène à caractère érotique et la nudité omniprésente inspirent l’horreur, tant elles reflètent à la perfection la noirceur et la turpitude macabre qui règnent dans les lieux mis en scène. La torture et la perversion transpercent les pages et conduisent à un vertige fait de fascination et de répugnance que, seule, peut provoquer, une telle histoire.
Comme pour les œuvres précédentes de Pascal Croci, impossible de ressortir intact de cette lecture, magnifique et terrifiante tout à la fois.