A
ttention album-monstre ! Après 24 tomes, les qualités et l’originalité de la série Donjon ne sont plus à vanter. A partir d'un terreau adondamment travaillé et parmi les plus codifiés qui soient, la série crée et développe sa propre mythologie en multipliant les époques et en variant le ton (du tragique au comique). Comme dans toutes les épopées, il y a le plaisir de retrouver une multitude de personnages familiers, plus ou moins héroïques qui se croisent au gré des ramifications de l’histoire. Il y a aussi celui de la découverte (enfin pas pour tout le monde) de talents grâce à la formule des dessinateurs-invités et qui se fondent dans ce monde, débordant d’un enthousiasme perceptible, sans pour autant renier leur style. Donjon, c’est énorme, c’est dingue, c’est frivole, c’est infini. Tout ça on le sait.
Et pourtant Des soldats d’honneur est une claque monumentale. Sombre, riche, désespéré, profond. Un livre sur le destin, la soumission, la résignation, tous subis et célébrés dans une sorte de culte informel et païen. Rustre il l’est, Görk le soldat aveuglément dévoué au Grand Khan. Privé d’un libre-arbitre à force d’obéissance aveugle à l’autorité, ses actes sont barbares, motivés par ses instincts primaires, les seuls qu’il a la faculté d’exercer. Lorsqu’il ébauche un raisonnement, qu’il essaie un tant soit peu d’élever sa pensée, celle-ci se censure en se référant à des lois, des usages qui lui dictent sa conduite. L’image d’un Sisyphe et de son rocher ne sont pas loin. Là, une pensée qui prend forme pour être amenée à la lumière dévale fatalement la pente avant d’avoir pu aboutir à un acte. Cet esprit formaté fait penser à ceux des victimes des mouvements sectaires, dépassés par ces puissances qui les gouvernent et dont ils peinent à imaginer qu’elles pourraient chercher à leur nuire. Les réflexions de Görk tombent à plat, clouées au sol par la chape de plomb qu’on lui a toujours imposée. Qu’elle soit le fait de son chef suprême, de la hiérarchie militaire, ou même de sa propre famille (moment édifiant que ce pèlerinage des deux frères sur les terres de leur enfance).
La voix off qui s’exprime tout au long du récit avec des mots simples, ces raisonnements rudimentaires, ces exposés sans concessions ni non-dits, en un mot ce mode de narration, installent une ambiance unique et poignante. Celle d’une chanson médiévale contée dans un langage moderne.
Mais cette ambiance on la doit aussi au talent de Bézian. Le ton est donné dès la couverture hargneuse et dramatique sur fond de déluge apocalyptique. Cette scène, développée dans l’album, est symbolique de la force de ce trait qui laisse pantois. Le style « hachuré » (que le profane peut être trivial !) on connaît. Soit. Mais là, c’est remarquable d’équilibre, alliant détail et sobriété à un niveau d’excellence rarement atteint. Spontanément, on a envie de citer en exemple cette pluie, diluvienne et pénétrante, comme on n’en avait plus vu, dans un autre registre, depuis le Sin city de Miller. Mais on a en tête aussi, sans que ce soit exhaustif, les admirables scènes d’ombres sous la tente, les monuments fragiles et symboliques d’un monde en ruine ou encore l’aridité brûlante de ce désert d’où on ne revient pas. Et, de bonne grâce, on rendra hommage une fois de plus au travail de Walter, dont les choix des couleurs, ici tout en sobriété, servent efficacement cet univers, quel que soit le dessinateur avec lequel il doit composer . Une fois encore, le duo Trondheim - Sfar semble avoir conçu du sur-mesure pour mettre en valeur le style d'un accolyte qui leur rend concrètement grâce de leur confiance.
Bon sang que l’année commence bien ! Avec un nouveau Potron-Minet, deux Monster dessinés par Bercovici et Stanislas et le Zénith de Boulet qui se profilent prochainement, le mythe n’est pas prêt de s’éteindre et les fans n’ont pas fini de trépigner d’impatience.
Les avis
Arkadi
Le 13/08/2022 à 19:15:55
Une véritable claque!
L'un des opus les plus aboutis de la série et, peut être même, un chef d'œuvre à part entière de tout le 9ème art.
Ici, la narration est à l'estampe. Un texte narratif colle à l'illustration tout comme les premières Bd de 1840. Mais contrairement à "Crève cœur (à oublier)" et "Réveille toi et meurs" ( une tuerie visuelle), il n'y aucune bulle de dialogue. La liberté est donc à 100 pour 100 totale pour Bezian qui construit des illustrations absolument superbes en collant au sentiment du texte.
Car le texte, monologue intérieur d'un soldat animal, est reptilien.. Il narre l'existence d'un être résigné dans la simplicité intellectuelle la plus totale, la plus abscond.. Et pour que la vie est un sens tout de même, on suit ce personnage avec ses valeurs bancales, sa profession de foi idiote, sa raison d'être sans réflexion. Bien que pour lui, tout fait sens: De son éducation, à ses superstitions, de ses valeurs approximatives de soldats jusqu'à son destin mortifère. Car même au final de l'album, il n'aura aucune réaction de refus de sa condition. Sa résilience est totale, sa bêtise crasse aussi, sa violence surtout.
Car les deux frères ne sont pas sympathiques. On suit le parcours de véritables anti-héros, de méchants féroces, de violents personnages et qui aiment la violence et le sang. Deux reptiliens qui pensent comme des reptiliens. Pas de réflexions, que des reflexes. Et des reflexes violent puisqu'ils ne connaissent que cela.
Le dessin de Bezian transmet le mortifère, la violence, la bêtise mais aussi cette résilience qui leurs collent à la peau. Des hachures millimétrées, des ombres anarchiques. Des ambiances toujours grises, glauques, boueuses ou caniculaires....toujours mortifères et oniriques. Avec un travail de décor architectural qui frôle le superbe de perfection en arrière plan avec des ruines qui nous prouvent pourtant le superbe d'avant.
Les sensations de lecture sont toutes cela à chaque case visionnée, à chaque phrase lue. On quitte alors au mot "fin" avec une âpreté dans la bouche, par ces destins tragiques et pourtant tant mérités.
Une œuvre rare de génie.
Pulp_Sirius
Le 28/01/2020 à 14:28:14
Quel album! J'ai beaucoup hésité entre lui mettre 4 ou 5 étoiles, et comme le 4,5 n'est pas un choix que BDGest m'offre... j'y vais avec 4 pour quelques détails.
Mais waouh! Cette série ne cesse de surprendre! Je trouve que cet album rappelle un peu le 'Crève-cœur' de Nine, mais les dessins de Bézian sont exactement ce qu'auraient dû être ceux de Nine. Tourmentés mais clairs, sombres mais distincts, ils complémentent le récit à merveille.
De plus, on a un album 100 % narration, qui fait pratiquement penser à un roman. Quand on vous dit que la série Donjon ne cesse de muer et d'évoluer, cet album en est la preuve. C'est une histoire qui, ultimement, ne fait pas avancer grand-chose dans l'univers Donjon, mais qui n'a pas besoin de le faire non plus. Il sert surtout à démontrer le règne oppressant du Grand Khan et la pression qu'il exerçait sur ses sbires. Si les premiers Crépuscule présentaient les sacrifices du Grand Khan à la farce, ici, on ne rit plus du tout.
Je n'arrive pas à la même conclusion que l'utilisateur minot en disant que c'est "incontestablement le meilleur Monsters de la série" (cette distinction revient à 'Mon fils le tueur' selon moi), mais je suis d'accord pour dire que c'est un très grand album. Du grand art.
minot
Le 09/04/2012 à 22:24:33
Incontestablement le meilleur "Monsters" de la série. Le dessin torturé de Bézian s'accorde à merveille à cette histoire tragique, épouvantable et sublime à la fois, donnant à ce récit une atmosphère cauchemardesque.
DES SOLDATS D'HONNEUR est un chef d'oeuvre atypique, une espèce de conte teinté d'humour noir, très noir, à tel point qu'à la lecture on ne sait pas si on est en train de rêver ou de cauchemarder.
Très très grand !
monsieur burp
Le 30/05/2009 à 18:07:39
Superbe album. Peut être le meilleur de l'univers donjon.
Une grande histoire: obéir aux ordres ou faire parler ses sentiments...??
Deux frères seront confrontés à ce choix.
Le dessin brut et le trait nerveux de Bézian colle parfaitement à l'histoire. Ce style renforce la tragédie de l'histoire. De plus pas de phylactère. Seulement un très court texte expliquant la pensée d'un des héros.
Touts ces détails renforcent la noirceur du propos, une vraie réussite. Du grand art.
Ces soldats cruels s'humanisent à nos yeux. On attends, à chaque page, le retour aux sentiments du héros. On les aime...
Ça faisait longtemps que je n'avais pas été secoué par une bédé.
Magnifiquement magnifique.
safedreams
Le 07/03/2006 à 20:11:46
Un donjon énorme. On est plus trop dans la série mais dans l'expérimentation tant au niveau des dessins, de la narration et du ton très inédit pour cette série. Les crépuscules sont hilarants face a ce donjon. C'est beau, c'est triste, c'est génial...
Guyomar
Le 28/02/2006 à 10:43:29
Et un crépuscule de plus. Espérons que ce soit pas le dernier ! J'avais trouvé "Crève-coeur" très sombre et "Des soldats d'honneurs" est pire. Crépusculaire peut-être ! Le trait de Bézian vaut bien celui de Carlos Nine dans le style torturée et tortueux. D'ailleurs le découpage et le type de narration sont les mêmes dans ces deux Monster. Ce tome ne fait pas beaucoup avancer la trame générale mais bon, j'men suis foutu un peu, trop content de retrouver tous ces lieux qui font que je suis si attaché au petit univers du Donjon.
J'ai bien aimé donc, mais bon, ça fait bien longtemps que je ne suis plus objectif à propos du Donjon ! Demandez donc à un fan des Feux de l'amour si le dernier épisode est un daube infame ;o) J'y vais un peu fort dans le comparatif, j'en conviens.
Bref c'est du bon Donjon (mais dans le Donjon tout est bon...quoi ? elle a déjà été faîte ?!!!) que je recommande vivement si vous broyez du noir ou si avez des envies de meurtres...
yvantilleuil
Le 17/02/2006 à 21:19:54
Ah, qu'il est fort ce duo Sfar-Trondheim. D'une voix-off aux mots simples et aux raisonnements primitifs, il nous livre un récit profond et sombre. L'histoire tragique de deux frères, Görk et Krag, soldats de la Géhenne et aveuglément dévoués au Grand Khan.
Une obéissance absolue aux ordres d'un supérieur qui par le passé à poussé des gens à ouvrir des robinets de chambres à gaz et qui dans ce tome surréaliste va pousser Görk à tuer son frère sans vraiment se poser trop de questions car son honneur et sa fierté de soldat sont en jeux. Une soumission absolue, un raisonnement absurde qui fait abstraction des liens fraternels qui les unis. Des actes dictés par des lois stupides qui conduisent à des démarches barbares et un Gork qui finira bourreau, mais également victime de ses actes.
La noirceur du récit se retrouve dans une colorisation sobre et triste. Je trouve le dessin de Bézian ("Ne touchez à rien"), sorti du contexte de cette histoire, plutôt mauvais. Un trait hachuré, une accumulation d'égratignures bâclées, c'est d'ailleurs le seul dessinateur dont j'ai gommé la dédicace tellement je trouvais le dessin mauvais.
Mais, bizarrement, ici ça passe. Peut-être parce que le dessin n'est qu'en arrière-plan de cette voix-off qui nous tient du début à la fin et que les éraflures de Bézian renforcent la noirceur du récit et la tristesse qui emplit le lecteur face à l'incompréhension, le gâchis et la bêtise de ces deux frères.
Bref, un excellent tome très sombre qui traite habilement de sujets profond (comme la mort et la religion) et dont graphiquement j'ai surtout apprécié le décalage entre le texte et l'image.