Résumé: Le destin d'un « évolué » !
« J'ai découpé Lumumba », disait le mercenaire belge Gérard Soete sans état d'âme à la télévision lors d'une interview filmée en 2001. L'homme exhibait deux dents qu'il disait avoir arrachées à la mâchoire de Patrice Lumumba, premier Premier ministre de la République démocratique du Congo en 1961, quelques mois après l'indépendance de cette ex-colonie belge.
Dans les années 50, Patrice Lumumba fait partie de cette infime minorité appelée « les évolués », traitée avec égards par les colons occidentaux. Intellectuel, grand lecteur, sa vision du monde évolue progressivement au contact privilégié de ces maitres du pays vers un ardent désir de bousculer l'hégémonie coloniale. Fervent défenseur de la justice sociale, du panafricanisme et de l'unité africaine, son parcours oscille entre des discours enflammés dans des grandes conférences et des emprisonnements voire de la torture. Quand en 1960, le Congo arrache son indépendance, il devient le premier chef du gouvernement du pays ! Mais la corruption, les tensions politiques internes et les ingérences étrangères menacent le jeune État congolais. Dans un contexte de guerre civile, Patrice Lumumba disparaît le 17 janvier 1961 près d'Élisabethville et devient dans le même temps un martyr de la lutte pour l'indépendance.
Avec une fluidité narrative désarmante, Nicolas Pitz et Pierre Lecrenier reviennent sur le parcours d'une figure majeure de la décolonisation africaine et sensibilisent le lecteur aux réalités des combats nécessaires. Le trait léger et lumineux de Pierre Lecrenier apporte à ce récit passionnant la grâce des oeuvres éclairantes.
L
a relation de Lumumba avec la Belgique est mouvementée. Tout d'abord bienveillante puisqu'il fait partie de l'infime minorité de Congolais à bénéficier d'une éducation de qualité et d'un traitement presque d'égal à égal de la part des colons. C'est au fil des années qu'il comprendra la nécessaire égalité, essaiera de l'obtenir par le dialogue à l'intérieur du système colonial avant de se rendre compte qu'elle n'est pas possible dans ce contexte. Lumumba devient alors un des acteurs essentiels pour l'indépendance de Congo. C'est cette histoire, méconnue de beaucoup car peu enseignée, que les deux auteurs racontent, en prenant le parti d'un récit non didactique, entrainant le lecteur dans la vie de la figure congolaise avec ses forces, ses faiblesses, ses doutes.
Ce choix narratif est la première grande réussite de cette BD : le protagoniste est traité comme un personnage, ce qui le rend très palpable et ce récit, certes historique et très documenté, se lit comme un récit d'aventures. L'autre grande force de cet album repose sur son rythme, l’Histoire est contée comme embarqué sur l’épaule de Lumumba. Le récit prend son temps à décoller en même temps que la lente prise de conscience du héros des enjeux politiques de son pays, puis va à toute vitesse dans les dernières années de la vie du protagoniste. Ainsi le premier chapitre comprend une quarantaine de planches, les suivants une dizaine. L'effet d'accélération à la lecture est véritable, démontrant uniquement par le rythme du récit et sans récitatif rébarbatif, le temps long de la maturation des idées en le plaçant face à l'effervescence, une fois le démarrage de l'engagement politique opéré. Un seul bémol, le traitement de Pauline Opango. Dans l'interview à la fin du livre, l'auteur précise que cette dernière a été très importante. Pourtant, elle n'est présente qu'en qualité de "la femme de", et apparait en grande absente de ce récit. Les auteurs lui prêtent cette saillie en début d'album : "Et la dignité des femmes, on en parle ?" L'ouvrage n'en parlera pas.
Graphiquement le trait rond de Pierre Lecrenier et les couleurs pastels rendent une atmosphère de légèreté, les personnalités historiques ont toutes l'air sympathiques de prime abord, mêmes les pires salauds. Cela permet de se plonger dans le récit comme dans une fiction, le retour au réel est d'autant plus brutal au moment de fermer le livre, après sa tragique conclusion.
De nombreuses BD documentaires sont didactiques, un peu rébarbatives. C'est tout l'inverse de La Dent qui se lit avec grand intérêt et, en même temps, un vrai plaisir. Une réussite qui permet d'apprendre sur la décolonisation du Congo.