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i]«- Adam ? Adam, m’entends-tu ?
- Adam ? Serait-ce moi ? J’entends bien des voix, mais je n’arrive pas à parler. À part pour les sons, je ne perçois rien. Tout est noir, c’est le néant. Serais-je dans une sorte de coma ?
- Adam ?
- Oui, oui, je suis là. Coucou coucou… Non, ça ne sert à rien. J’espère que ça ne va pas durer cette situation. D’ailleurs, ça fait combien de temps que je suis comme ça ? Dur à dire, quelques semaines ou une éternité, sans aucun repère c’est kif-kif. Bon, tentons de faire le point : qui suis-je ?»
Après deux albums déroutants oscillant entre expérimentation un peu gratuite (3 rêveries) et minimalisme dramatique (Le ciel et le sel), Marc-Antoine Mathieu revient à une bande dessinée plus conventionnelle. Conventionnel, le terme est à prendre au sens de l’auteur des aventures de Julius Corentin Acquefacques, cela va sans dire. En effet, si Deep Me se lit comme n’importe quel album classique, son contenu se montre immédiatement déconcertant puisque la grande majorité des planches sont habillées d’un noir profond et uniquement animées par des phylactères. Comme Jochen Gerner l’avait démontré avec TNT en Amérique, l’exercice permet de souligner l’importance et la force des mots dans la narration séquentielle. Dans le cas présent, les lettres, leur taille, le choix de la police et leur organisation spatiale tiennent littéralement la baraque pendant pratiquement tout l’ouvrage.
Deep Me ne se résume-t-il qu’à un nouveau jeu sur les codes du Neuvième Art façon Mathieu ? Heureusement non, la réponse s’avère plus subtile. À l’instar de ses autres œuvres, la forme occupe évidemment une place prépondérante. Cependant, celle-ci ne se limite pas qu’à un simple gimmick purement intellectuel. Effectivement, comme le récit est mené du point de vue du héros, c’est bel et bien le scénario qui impose l’obscurité au lecteur. Amnésique et perdu, il erre dans les limbes, connaît des périodes de réveil, se rendort, capte des sons et cogite sérieusement pour tenter de donner un sens à son sort. Sans rien déflorer du suspens (car il y en a un et il est parfaitement tenu), l’intrigue mélange habilement des thématiques d’aujourd’hui et des préoccupations déjà visitées par le scénariste dans Otto l’homme réécrit ou Le Dessin par exemple. Oui, il s’agit d’une vraie histoire, très incarnée et en totale résonance avec son époque qui plus est.
Mystérieux par sa composition, prenant par sa construction et des plus actuels du fait des innombrables ramifications de son développement et de sa conclusion, Deep Me est une lecture puissante et hautement stimulante allant bien au-delà de son allure initiale sombre et charbonneuse.
Les avis
Blue boy
Le 11/08/2024 à 14:07:14
Il y a de fortes chances que l’amateur de BD lambda soit quelque peu dérouté par cet étrange objet, vaguement inquiétant, noir comme un écran de smartphone, à l’extérieur comme à l’intérieur, hormis quelques éclipses inversées qui font surgir ça et là des images imprécises au cours de la narration. Les trois-quarts du livre sont constitués de cases noires où seuls les phylactères d’un dialogue mystérieux révèlent très progressivement la teneur du récit. A ce stade, impossible d’en dire trop au risque de gâcher l’effet de surprise qui fait tout le sel de l’ouvrage. On pourra tout au plus dire que le début de l’histoire rappelle ce film terrifiant des années 70, « Johnny s’en va en guerre », d’ailleurs évoqué brièvement, dans lequel un soldat se réveille sur un lit d’hôpital, aveugle et dans l’incapacité de communiquer avec le monde extérieur.
Certains reprocheront peut-être cette « paresse graphique » de la part de l’auteur, mais l’approche résolument oubapienne de ce dernier, laquelle est depuis longtemps sa marque de fabrique, le place hors d’atteinte des critiques fondées sur les codes normatifs de la bande dessinée. Marc-Antoine Mathieu nous met d’emblée dans la peau (si l’on peut dire…) du narrateur, privé de la vue et de la parole. Plongé dans un noir d’encre inquiétant, celui-ci entend des personnages dialoguer autour de lui sans pouvoir décrypter leurs propos énigmatiques, tandis que ceux-ci ne l’entendent pas. Le lecteur, qui est le seul à prendre connaissance de ses états d’âme, sera vite happé par l’intrigue, désireux de connaître le fin mot de l’histoire.
Avec « Deep Me », titre au nom évocateur qui fait visiblement référence à la fameuse « IA » joueuse d’échec des années 90, Mathieu nous livre une œuvre où il prouve de nouveau avec brio sa capacité à aborder les domaines les plus pointus de la métaphysique tout en tentant de les vulgariser avec son œil d’artiste-poète. L’auteur nous soumet ici les grandes questions ontologiques concernant la conscience, l’immortalité et la nature profonde de l’homme, et bien sûr la question de Dieu, se contentant d’y répondre par des hypothèses à la fois merveilleusement poétiques et terriblement vertigineuses, comme lui seul sait le faire.
Ceux qui ont la chance (pourrait-on parler de privilège ?) de connaître — et d’apprécier — le travail de MAM, seront enchantés de cette nouvelle œuvre. Quant aux autres, du moins ceux qui sont fascinés par ces questions ou qui privilégient les ouvrages requérant une certaine participation du lecteur, ils sont vivement invités à la découvrir, ainsi que l’ensemble de sa bibliographie, à commencer par la série « Julius Corentin Acquefacques », un OVNI culte et emblématique de son auteur. A ce titre, « Deep Me » nous aura « profondément » comblés.