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ans la masse des titres sortis en France au milieu des années 1990 se trouvaient Tomie, Gyo et quelques autres mangas fantastico-horrifiques signés Junji Ito. Des titres graphiquement soignés et précis, au service d'une mise en angoisse tournant à l'horreur. Les amateurs du genre ont été comblés par le travail de ce mangaka, tant et si bien que les tomes se sont vendus comme des petits pains et sont devenus introuvables par la suite. En 2021, plusieurs éditeurs français, tels Mangetsu et Delcourt-Tonkam, décident de rééditer les mangas-phares d’Ito ainsi que ses nouveaux travaux. Parmi ces derniers se trouve une adaptation d'un roman culte d'Osamu Dazaï: la déchéance d'un homme. Sachez que ce n'est pas la première fois qu'un dessinateur japonais se lance le défi d'adapter graphiquement la déchéance d'un homme, alors comment Junji Ito va-t-il se démarquer ?
Pour mieux répondre, il faut retourner au livre d'origine. La déchéance d’un homme est le récit angoissant d’un homme tourmenté à l’image du romancier Osamu Dazaï (de son vrai nom Shuji Tsushima). Issu d'une famille de la bourgeoisie parlementaire japonaise par son père, membre de la Chambre des pairs, Celui-ci souvent en voyage et sa mère est très malade après avoir donné naissance à onze enfants, le futur auteur fut élevé par les serviteurs de la famille.
Le jeune Shuji séjourna dans des pensionnats pendant toute son enfance, d'abord à Aomori et plus tard à Hirosaki. Brillant élève, il écrivait déjà très bien. Sous le nom de plume « Osamu Dazai », il est publié pour la première fois dans une nouvelle au style autobiographique appelée Train (1933) écrite à la première personne (watakushi shōsetsu deviendra plus tard sa signature). En 1935, il est clair qu'il ne réussira pas ses études, et hélas pour lui, sa recherche de travail dans un journal de Tōkyō échoue. Il se lançe par dépit et spleen dans l’écriture de Mes Dernières années, en pensant que ce serait sa dernière œuvre. Il tente aussi de mettre fins à ses jours par pendaison. Entre 1930 et 1940, il écrit plusieurs romans et nouvelles, le plus souvent autobiographiques. Son premier roman, Gyofukuki (1933) est une fantaisie noire abordant le suicide. En 1936, il sort son recueil de nouvelles Bannen, dans lesquelles il décrit sa solitude et son goût pour la débauche. Lors du conflit mondial, Osamu fut dispensé du service militaire obligatoire raison de de santé (la tuberculose fut diagnostiquée). Chose assez rare et plutôt mal vue dans la société de cette époque. Il poursuit alors son travail d'écriture avec la publication de plusieurs contes.
Il atteint l'apogée de sa carrière littéraire dans les années suivant la fin de la guerre. Dans La femme de Villon (1947), il décrit une vie sans but dans le Tōkyō d'après-guerre. C'est à cette époque qu'il connut Yamazaki Tomie. L'écrivain abandonna femme et enfants et emménagea avec Yamazaki, écrivant sa semi-autobiographie Ningen Shikkaku (1948), à Atami.
Au cours du printemps de 1948, il travaille sur un roman affiché dans le journal Asahi Shinbun, Gutto bai (« Goodbye »). Il meurt noyé le 13 juin de la même année avec Yamazaki Tomie.
Le résumé de la vie de Dazaï montre un être quasi solitaire et perdu dans une déchéance. Cette ambiance tourmentée et torturée est maitrisé par le Juni Ito. Fortement influencé par Kazuo Umezu et le maître de la Providence H.P Lovecraft "pour sa façon d'aborder l'horreur, l'indicible » *,ce derrnier est devenu rapidement le maître du récit horrifique ! Comme pour de nombreux dessinateurs, c'est dans l'enfance qu'il faut remonter pour voir son attrait pour le dessin. Lors d'interviews, il confie avoir été influencé par les dessins de sa grande sœur et du mangaka Kazuo Umezu. La passion du dessin ne le quittera pas, même si c'est vers un autre métier qu'il oriente ses études. Junji Ito devient dentiste (les plus taquins penserons que cela reste du domaine de l'angoisse et de l'horreur). En 1987, parallèlement à son activité professionnelle, il publie son premier manga, Tomie , dans le Monthly Halloween, magazine pour fille spécialisé dans les récits d'horreur. Il remporte une mention spéciale du « prix Kazuo Umezu ». Cette œuvre lui ouvre les portes du magazine Big Comic Spirits pour lequel il réalise en 1998 le génial Spirale, puis Gyo. Ces deux titres lui apportent la consécration ainsi que le surnom de maitre de l'horreur et de l'angoisse.
La trajectoire de ces deux hommes se rejoignent. L’un influençant l’autre… Ito a trouvé le nom du personnage féminin de son premier titre dans la vie de Dazai. Alors quand le mangaka adapte toute une œuvre d’un auteur classique de la littérature nippone qu’il affectionne et admire, qui penserait raisonnablement le voir rester dans l'ombre ?
La déchéance d’un homme, c'est l'histoire de la longue descente aux enfers d'un homme au caractère inconsistant et dépressif qui va rater sa vie. Yôzô Ôba souffre énormément du regard des autres portent et ne comprend pas le bonheur de son entourage. La solution qu'il finit par trouver pour s'en guérir : se transformer en bouffon. C'est ainsi que s'écoulent ses jours, à se vouer à ce rôle de clown empli de souffrance. « Extérieurement, le sourire ne me quittait pas intérieurement, en revanche, c'était le désespoir. » Désespoir c'est clair ! Le lecteur y sombre progressivement en suivant le personnage principal dans ce premier tome. Oba se construit un personnage pour fuir son environnement social, qui dès son enfance est malsain et violent (il est abusé par les domestiques de son père, convoité par des cousines...). En faisant cela, il se perd et se complait dans cette image en faisant tout pour que les autres ne découvrent pas son vrai "moi", ce qui va provoquer bon nombre de mensonges et de tragédies. Charmeur, beau parleur et égoïste, sa fuite perpétuelle du bonheur sera plus d'une fois fatal à son entourage. La force du script, c'est que parfois le rire fuse malgré l'aspect glaçant. Aspect que seul le génial Junji Ito pouvait illustrer pour insuffler de la force à l'histoire ! Grâce à son style très réaliste, il entraine le lecteur dans un tourbillon vers le fond (allusion à la scène introductive) de l'âme déboussolée de Yozo Oba. Par le jeu des trames et des gris, il donne vie aux expressions d'angoisses et de terreurs des protagonistes, ce qui génère plus d'une fois le malaise chez le lecteur.
Delcourt/Tonkam offre un tome de qualité avec une belle qualité de papier et surtout une jaquette d'aspect métallisée de toute beauté.
Aucun doute, Junji Ito signe la meilleure adaptation de ce récit culte de la littérature japonaise. La chute de ce jeune homme oisif issu de la bourgeoisie politicienne est magnifiée par le trait de l'artiste. Ce dernier se hisse au niveau du texte de Dazai (que le traducteur, Jacques Lalloz, soit chaleureusement remercié pour le talent qu'il a déployé afin de respecter le texte d'origine).
*in Thomas Maksymowicz, "Junji Ito horreur et pudeur",Coyote Magazine n° 53, mars-avril 2015, p.100-110