Résumé: Suite et fin de ce diptyque très esthétique qui traite du rapport qu'entretient l'écrivain avec son monde intérieur et les personnages qu'il crée pour son oeuvre…Emma est écrivain. Jeune femme trentenaire en pleine crise sentimentale, elle s'est isolée dans une pension en plein coeur de la Meuse pour écrire, et se laisse peu à peu hanter par son personnage. Celui-ci devient le reflet de ses pensées, de ses fantasmes, un double mystérieux qui se révèle aussi tangible que l'environnement un peu terne de la maison et de ses bois mouillés. Dans son journal, Emma décrit ses doutes, ses pensées sur le livre en train de naître, et tout le petit monde de la pension : Karl l'étudiant sympathique, Blanche la petite serveuse, la troublante Marie et surtout Vic... Cette Vic serpentine dont on ne sait rien... Progressivement, réalité et imaginaire finissent par se confondre et révéler leur douloureux secret… Jumeau du tome 1 intitulé « Noa », « Emma » nous emmène cette fois dans l'esprit d'un écrivain hanté par son personnage et l'histoire vécue que celui-ci ramène au jour.
E
mma est écrivain. Elle va s'installer dans une pension des Tourraines pour quelques temps, histoire de trouver l'inspiration. Peut-être aussi pour prendre ses distances avec Juan, son mari, qu'elle a semble-t-il quitté sans laisser un mot. Elle va y rencontrer Vic, ou plutôt Magda, mais aussi Hugh, le cuisinier. Il y a aussi Marie et Blanche, chanteuses. Et puis il y a Karl, étudiant de passage. Elle pensera à Noa, aussi.
Noa est peintre. Elle ne va pas bien : elle essaie d'oublier Juan, son ex-petit ami, en s'appuyant sur Karl, son agent, et surtout (trop?) sur Magda, avec qui elle entretient une relation trouble, ambigue, à la limite de la dépendance. Alors elle ne sort plus, se referme sur elle-même et s'enferme dans ses toiles, alterne moments de rêve et de veille et finit par se perdre dans cette semi-conscience.
Emma. Noa. Deux femmes, si proches, si semblables, l'une ayant créé l'autre, et tous ceux qui l'entourent, pour mieux expliquer son désordre intérieur. Emma. Noa. Et Daphné dans tout ça ? Car, selon toute évidence, l'auteur a mis beaucoup d'elle-même dans son histoire. Jusqu'à quel point ? Difficile à dire. Impossible à savoir. Mais les réflexions sur l'art, que ce soit la peinture ou la littérature (mais la bande dessinée n'en est-elle pas le point de rencontre ?), reflètent le vécu de ceux pour qui il n'y a rien de pire que la page blanche, ou qu'un tableau qui n'est pas encore, ou ne sera jamais, le témoin de la mise à nu du monde intérieur de l'artiste. Cela peut-il se faire autrement que par le déchirement ?
Cette interrogation sur l'art et son origine, qui est au centre des personnages et par là même au centre du récit, s'accompagne de questionnements sur les sujets les plus variés. Qu'est-il besoin de sens de la vue dans le noir ? On ne se souvient jamais du moment où l'on s'endort. Ca ressemble à une zone interdite, une absence. Est-ce la même chose quand on meurt ? Peut-être qu'on ne se rend compte de rien. Il faut un ordre, une suite, une fin. Il y a tant de replis dans l'esprit humain, tant de détours, de zones d'ombre, de chemins détournés. Combien de temps faut-il pour y perdre une histoire ? Questions sans réponse, forcément. Comment essayer de comprendre la création, celle de Dieu, celle des hommes, celle de l'artiste ? Vain. Présomptueux, peut-être. Pourquoi vouloir connaître cette vérité intangible ? Seul comptera de toute façon le retour à la terre, douloureux, impossible.
Et que penser des coelacanthes, poissons géants que l'on croyait fossiles et que l'on découvre vivants, à la stupeur générale ? Sont-ils à l'image de ces souvenirs, de ces peurs que l'on croyait enfouies au plus profond de soi, vaincues, anéanties, et qui reviennent plus fortes que jamais ? Ou faut-il aller chercher encore plus loin leur signification dans l'imagination débridée de l'auteur ? Le mystère, de nouveau, reste entier.
Comment comprendre, en fin de compte, le propos d'une artiste qui semble s'adresser plus à elle-même qu'à son public, qui se livre pour mieux se connaître, mais ne sait rien, n'explique rien ? Le lecteur, inévitablement, reste à la porte, incapable de la suivre entre rêve et cauchemar. Reste alors un graphisme à l'image de l'histoire : original, hautement personnel et d'une finesse absolue. Entre un carnet de notes, des croquis, des photos, du dessin, un mélange de couleurs et de noir et blanc, des cases vides ou encore des typographies à géométrie variable, Daphné Collignon a réalisé un véritable patchwork totalement réjouissant, car empreint de cette touche de folie qui fait la marque des grands artistes. Se doivent-ils d'être forcément impénétrables ? Bonne question.
Un tel enthousiasme dans le chef d'une jeune dessinatrice, pour un résultat d'une rare beauté, est subjugant. Il y aurait de quoi oublier qu'on n'a finalement compris qu'une infime partie de ce qui s'y cache. Mais l'auteur, à l'instar de son héroïne, ce n'est pas un livre qu'elle écrit. C'est plus qu'un livre. C'est de la vie. Oui, elle vit vraiment ce qu'elle écrit. C'est donc cela, le sujet de Coelacanthes ? La vie ? Pas étonnant, dès lors, que tout ne soit que mystère...