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u début des années 80, James Ellroy a redonné du souffle au roman noir. Très noir. Comme les âmes de ses personnages, plongés dans les abîmes par leurs démons intérieurs. Certains cherchent la voie de la rédemption, d’autres non. En France, la publication de ces romans à la fin de la décennie a secoué les amateurs du genre aussi bien que ceux qui ne l'étaient pas. En cinq ans, dix ouvrages sont traduits et publiés pour étancher la soif de fans étourdis et captivés par ces méticuleux portraits qui n’occultent rien. Que ce soient des faits et gestes ou des tourments de ces individus à la fois fascinants et détestables. Avec Ellroy, une catégorie de lecteurs découvre alors les bas fonds d’une Amérique sordide, ses enfants les plus tarés (serial killers, businessmen psychopathes, hommes politiques ou syndicalistes prêts à tout), la mise en lumière de trafics et de luttes de pouvoirs en tous genres. Le lecteur reçoit des coups de poings dans la gueule, il a l’estomac qui chavire, il cherche parfois une raison d'accompagner ces descentes abyssales, ou un alibi qui lui évite de tacitement cautionner ces tableaux et ces mécaniques d’une précision remarquable. Il en redemande.
Clandestin est l’adaptation, prévue en quatre tomes, du deuxième roman éponyme du "Dog" (1982). Si ce n’est pas l’œuvre la plus remarquée de l’auteur (Lune sanglante et surtout Le Dahlia noir lui apporteront la notoriété), on trouve la majeure partie de ses thèmes fétiches de l’époque : l’ambition foudroyée, la trahison, l'ambivalence, les pulsions et les traumatismes. Tout cela sous couvert d’une histoire de flic. En l’occurrence celle d’un jeune flic qui pourrait faire carrière, il en a les capacités, mais qui va faire des rencontres qui vont altérer un destin prévisible. Il y a aussi cette affaire de « tueur de femmes » comme pivot du récit. C’est aussi l’occasion de découvrir des portraits de femmes à des lieues de l'icône fatale du polar hollywoodien des années d’or. Pour schématiser, ici elles appartiennent à la catégorie soumise, victime ou femme de – très fort - caractère. On peut combiner, surtout en ce qui concerne les deux premières catégories. Enfin, il est aussi question d'approche ambigue de l'homosexualité et, le contexte historique aidant, de paranoïa anti-« rouge ». Le sujet de l’innocence pervertie, lancinant dans la première partie de la bibliographie de l’auteur, explose véritablement deux ans plus tard avec Lune sanglante.
Et l’adaptation BD dans tout ça ? Elle est séduisante. Le livre original est dense, les thèmes cités précédemment nombreux, et le traitement forcément complexe si on veut éviter l’écueil du raccourci. Ce que les deux principaux films tirés de ces romans n’ont pas réussi (Cop - tiré de Lune sanglante – ou L.A Confidential – troisième opus d’une série de quatre ouvrages), en édulcorant le ton et la substance. L’album prend le temps d’ouvrir toutes ces boîtes de Pandore qui correspondent à la mise en place de l’histoire et surtout des personnages. Le souci de fidélité au texte original passe également par un détour sur le green, souvenir d’une carrière de six ans passés comme caddie, qu’il aurait été facile d’occulter en le considérant comme une anecdote.
Ceux qui étaient attirés par une enquête aux trousses d’un tueur risquent d’en être pour leurs frais avec ce premier tome, ce volet n’étant présent qu’en toute fin d’album. Mais l’essentiel est-il vraiment là ? Déjà à l’œuvre sur Torch song, adaptation d’une nouvelle de l’écrivain en 2004 (EP éditions), le tandem Ptoma (dessin) – Cinna (couleurs) opère donc en terrain connu. Pour la mise en forme, l’efficacité est de rigueur. Et réciproquement serait-on tenté de dire. Le dessinateur compose un découpage qui s’ajuste tout à fait au rythme d’un scénario qui défile au tempo imposé par l’alternance d’une voix off posée et de dialogues qui claquent le plus souvent comme des coups de gueule.
Reste une question : Clandestin plaira-t-il davantage à celui qui connaît déjà le livre et l’univers de l’écrivain ou à celui qui n’en a jamais entendu parler ? Ce qu’il y a de bien avec ce genre de questions, c’est qu’elles sont destinées à rester sans réponse puisqu’on appartient fatalement et seulement à l’un des deux camps…