Résumé: Carilé, la jeune narratrice, est dans un drôle d'état : elle pleure tout le temps. Pendant un de leurs rendez-vous, son amoureux, inquiet, l'encourage à formuler « ce qui ne va pas » : c'est le départ d'une enquête burlesque et pleine de coeur qui nous promène de l'enfance à la vie d'adulte, d'une campagne française en pleine mutation à un reportage télé sur les lieux d'un massacre de civils, en Asie... avec un passage par la capitale française, Paris, un certain 13 novembre 2015. Chagrins intimes et inquiétudes géopolitiques s'accumulent et débordent en une seule grosse larme à la fois politique et sensible, dessinant un récit singulier, très libre, très drôle, et qui attrape avec finesse les questions de l'époque.
La question semble banale. Pour Carilé, elle déclenche une réaction en chaîne. Une larme perle. Une seconde la suit. Puis, c'est le déluge. Le barrage lâche. De grandes eaux s'échappent de ses yeux. Elle ne pleure pas. Elle chiale. Pire encore, elle chiâle. L'accent circonflexe accentue encore le flux ininterrompu qui jaillit d'elle. Cela n'a rien de romantique. Ce n'est pas de la tristesse. C'est bien plus que cela. Il y a de la colère, du désespoir, de la violence, du dégoût... Chialer, c'est sale. C'est subversif. C'est autant un cri de rage qu'une complainte.
Et tout ça pour quoi ?
Pour les illusions perdues de l'enfance, pour la prise de conscience de tout ce qui lui a échappé dans le cocon familial, pour la perte de l'innocence, pour un certain treize novembre, pour la difficile intégration d'une angevine rurale et docile et timide dans le tumulte parisien, pour les victimes d'une "opération humanitaire" sur des plages de l'horreur bien loin d'ici, pour hurler contre la profanation de la beauté du monde...
La Chiâle ne se plie pas à l'esthétisme facile. Elle ne cherche pas à invoquer de jolies images censées réconforter le lecteur. Cette bande dessinée force le trait sur la laideur et le ridicule. Les rares moments de grâce n'en sont que plus marquants. Loin de sacrifier à une forme de désespoir primaire, le ton relève plus de la tragi-comédie, toute en outrance et en excès. Il oscille entre le burlesque et la caricature. Le dessin de Claire Braud, qui met en scène une version exacerbée d'elle-même, se permet une grande liberté pour traduire sa sensibilité à fleur de peau, tempérée par un humour ravageur.
Ce livre ne cherche pas à charmer le lecteur. Au contraire, il le bouscule, il le dérange, il tranche dans un monde qui n'aime pas ce qui ne respecte pas une certaine retenue. Une femme qui craque en pleine rue, qui laisse un torrent lacrymal se déverser sans retenue, relève de la pire faute de gout. C'est intolérable, à moins que ce soient toutes les tragédies intimes et universelles transparaissant dans ces sanglots qui devraient scandaliser.
L'autrice de Mambo propose un roman graphique tonitruant, mêlant angoisse, dégoût et un esprit de dérision salutaire. Il n'y a rien d'aimable dans son travail. Il fait l'effet d'un clown triste dont les pitreries n'arrivent pas à dissimuler le profond malaise qu'il ressent. Parfois, l'envie de rire prend le dessus. À d'autres moments, la tristesse s'impose. Et au bout de tout cela, l'espoir ?