I
nstallée depuis plusieurs années à Paris, Gusoon y reçoit pour la première fois la visite de sa mère qui a enfin fait le long voyage depuis la Corée du Sud. Pour les deux femmes, c’est l’occasion de se rapprocher en évoquant leur pays natal. Les souvenirs ravivent de vieilles blessures et ramènent à la surface des secrets de famille bien lourds à porter. Benjamine d’une fratrie de neuf enfants, Gusoon a eu, enfant puis adolescente, tout le loisir de subir les difficultés financières quotidiennes dans une ville en pleine mutation, les moqueries que lui ont valu, à Séoul, ses origines campagnardes, ou encore les travers de ses oncles et la terrible maladie de sa sœur la plus proche.
Alors que la vague coréenne touche de plus en plus le Japon – il s’agit même d’un véritable phénomène là-bas - et l’Europe, les éditions Sarbacane publient, en ce début d’année, le premier long album de Keum Suk Gendry-Kim. Vivant en France et ayant déjà collaboré à la traduction de plusieurs ouvrages de sa langue natale au français, cette Sud-coréenne livre, dans Le chant de mon père, un récit autobiographique tendre et poignant. Tout en brossant le portrait d’une fillette qui, dans les bagages de ses parents, a quitté sa campagne pour les feux d’une ville en plein essor et qui a connu les pires des désillusions, elle dresse également un tableau aussi saisissant qu’éloquent de la Corée du Sud sur presque deux décennies.
Divisé en six chapitres, l’album fait des allers-retours entre 2010 – visite de la mère de Gusoon à Paris – et les années d’enfance puis d’adolescente de l’héroïne. Les différentes parties mettent celle-ci en scène dans son quotidien, d’abord lors de ses premières années dans le sud de la péninsule, puis à Séoul, mais encore face à son entourage, qu’il s’agisse de ses oncles maternels ou de sa fratrie, et face à ses camarades. Il est donc question d’amitiés, de relations filiales, de sales coups fomentés par une parentèle peu scrupuleuse, de gros soucis et de petites joies. Le ton volontairement enjoué laisse sentir une distanciation ; celle d’une auteure qui a appris à digérer un passé souvent bien sombre et appris, en luttant, à se forger un caractère. Pour léger qu’il paraisse, le regard que porte Keum Suk Gendry-Kim sur les événements personnels et nationaux – le massacre de mai 1980 ou les spoliations de 1981 en vue de la tenue des Jeux Olympiques - qu’elle a vécus n’en est pas moins dépourvu de toute aménité et de toute complaisance. Cela confère d’ailleurs une force prégnante au propos et interdit toute indifférence, car bien des moments se révèlent plutôt cruels et terribles.
Le récit est porté par un dessin légèrement caricatural quand il s’agit de représenter les protagonistes et proche de l’estampe pour les décors. Le mélange s’avère plutôt réussi, lisible ainsi que bien agréable. Le lecteur est ainsi porté par la majesté et la poésie, tantôt ténue, tantôt franche, de paysages oscillant entre ancien et moderne, tandis que les personnages animent véritablement les pages. L'ensemble est savoureux, touchant et se lit avec beaucoup de plaisir. À découvrir !