Le 20/01/2025 à 21:21:30
L’histoire du remembrement, dans le vieux massif armoricain... Cette nouvelle collaboration entre Inès Léraud et Pierre Van Hove, permet d’approfondir nos connaissances sur le monde de l’agriculture et les enjeux environnementaux en Bretagne. On y apprend que le remembrement est une politique d’aménagement du territoire - assortie d'un plan social - apparue au milieu du XXème siècle, consistant à agrandir des parcelles agricoles, pour le passage des tracteurs, dans une logique productiviste et sur le modèle états-uniens. En effet, dans le contexte de l’après-guerre, il s’agit de reconstruire rapidement le pays, avec l’aide des USA (Plan Marshall, à l’époque de la guerre froide et de la grande rivalité avec l’URSS), d’atteindre l’autonomie alimentaire, mais aussi de soutenir une forme de développement dans les campagnes bretonnes (les clichés sur les « ploucs » - insulte improvisée par de riches urbains de passage en Bretagne au XIXème siècle, pour dénigrer les Bretons, à partir du préfixe « plou », que l’on retrouve dans de nombreux noms de paroisses bretonnes - sont d'ailleurs toujours d'actualité, malheureusement) et de pouvoir s'appuyer sur une économie particulièrement compétitive et spécialisée (élevages hors-sols de cochons et de volailles notamment), pour le rayonnement français, dans le contexte de la mondialisation. Cette BD, au sujet toujours aussi inédit et délicat, évoque ainsi une prise de conscience écologique, assez récente (années 70-80), des mouvements de contestation - qui se muent en micro conflits environnementaux, quand ils ne prennent pas une tournure régionale - entraînés par l’autoritarisme de l’État français et avec le soutien de la jeune FNSEA (à la Pétain, pourrait-on dire...). Car, les remembrements, s’ils ont permis un grand bond en avant de la productivité agricole bretonne, ont eu aussi des effets pernicieux. En effet, en plus de nourrir jalousie et rancœur entre les propriétaires terriens (avec des primes pour les plus gros), de bouleverser les mentalités paysannes (jusqu'à renier leur propre univers culturel) et les sociétés villageoises (et d’accélérer du même coup l’effacement du breton ou du gallo, ainsi qu'un nombre incalculable de savoirs et de savoirs faire), la politique de remembrement a eu pour conséquence une dégradation des sols (érosion) et une disparition de la biodiversité (les espèces animales notamment, qu’elles soient endémiques, spécifiques ou même communes, déclinent). Ce problème est symptomatique d’une pression anthropique plus générale, exercée à l’échelle du globe, et je ne parle même pas de réchauffement climatique... Enfin, le remembrement a un impact irréversible sur les paysages. Cette dimension esthétique de l’environnement est admirablement mise en image, une nouvelle fois, par Pierre Van Hove, avec sa ligne d'une grande netteté et ses aplats de couleurs, qui virent à l’orange lorsqu’il s’agit de représenter l’agriculture extensive, notamment américaine, prenant parfois l’allure d’un western à la Christophe Blain. Cependant, les méandres des petits ruisseaux, les pommiers à cidre, les chevaux et les chemins millénaires sont remplacés par des terres désolées, avec des arbres arrachés et des propriétés finalement « démembrées ». Non sans émotion, cette représentation correspond aux témoignages des principaux acteurs du remembrement, les paysans eux mêmes, qui ont vécu ces moments douloureux avec intensité. Ces injustices expliquent une nouvelle fois les tensions entre les différents acteurs du remembrement (globalement l’État/l'UE vs les paysans) et sur les usages de la terre (productivisme sans foi ni loi ou agriculture raisonnée). Or, la répression a été particulièrement féroce, d’une violence inouïe, sur le plan physique et surtout moral (paysans récalcitrants envoyés de force et de manière systématique en asile psychiatrique). Le productivisme a depuis montré ses faiblesses (si en théorie on pourrait nourrir 12 milliards de personnes, il y a en réalité 821 millions de personnes dans le monde sous-alimentées et 2 milliards de personnes qui sont malnutries...). Mais, on ne peut plus vraiment revenir en arrière sur les effets du remembrement. Certes, la Bretagne est une terre d’accueil pour l’agriculture biologique (18 % du total des exploitations, chiffre en constante augmentation), mais le mal est fait. Sur 220 000 km de haies détruites en Bretagne entre les années 1960-1980 (60 % des bocages bretons effacés de la carte), seuls 3 500 km de haies ont été replantées dans les années 2010. Sans compter quelques aigrefins capitalistes, qui continuent toujours de détruire les bocages et de privatiser de vieux communs, dans le cadre d'une urbanisation à marche forcée, cette fois-ci. Encore une fois, le travail d’enquête d’Inès Léraud, aidée par Léandre Mandard (agrégé d'Histoire et spécialiste des questions paysannes), est saisissant, avec un appareillage critique conséquent pour une BD et une recherche constante d’objectivité, qui amène une profondeur indéniable au livre. Accessible tout en restant touffu, c'est un véritable sésame pour entrer dans l'Histoire de la Bretagne ! On sent d’ailleurs, un peu comme les différents sujets tabous qui pourrissent notre société, que l'histoire du remembrement est finalement toujours... ...Très chaude.BDGest 2014 - Tous droits réservés