L
e 7 octobre 2006, la journaliste Anna Politkovskaïa était assassinée. Elle combattait pour les droits de l’homme et avait dénoncé les exactions russes en Tchétchénie ainsi que les dérives du gouvernement de Vladimir Poutine. En janvier 2009, un de ses amis, Stanislav Makerlov, avocat, tombait à son tour sous les balles de tueurs, en compagnie d’une jeune stagiaire de la Novaïa Gazeta, le journal pour lequel tous trois écrivaient.
En 2009, Igort (Cahiers Ukrainiens, L’Alligator, La Ballade de Hambone) était à Moscou où il s’était rendu dans l’immeuble dans lequel avait eu lieu le meurtre d’Anna Politkovskaïa. Suite à ces deux autres assassinats, il a entrepris d’approfondir les points communs à ces trois morts : la guerre en Tchétchénie, cette région caucasienne riche en pétrole et objet de la convoitise russe depuis plus de deux siècles. Se tournant vers des proches de la célèbre journaliste, décryptant les articles de celle-ci, se penchant sur les récits de soldats revenus du front glanés et de victimes marquées à jamais, il livre sa vision des choses, tout en rendant hommage au combat d'Anna Politkovskaïa.
Ces Cahiers russes s’inscrivent dans le travail d’Igort pour illustrer la complexité ainsi que les failles de la Russie d’aujourd’hui et de ses relations avec ses anciennes composantes, au regard de son actualité depuis la chute de l’Union Soviétique et de son évolution historique. Au titre de témoignage lié au « devoir de mémoire », cet album s’avère des plus intéressants, mais aussi des plus marquants. En effet, outre une mise en lumière profitable et engagée sur la personnalité d’Anna Politkoskaïa, il expose de nombreux récits authentiques se référant au conflit tchétchène. Ceux-ci ébranlent tant ils évoquent d’horreurs et de cruautés indicibles. La terminologie utilisée par le commandement russe en Tchétchénie, ou pour expliquer ce qui s’y passe, est d’un cynisme et d’une éloquence à faire frémir. Devenus « camps de filtrage », les goulags dénoncés par Alexandre Soljenitsyne perdurent, tandis que les opérations de nettoyage (zachistra), destinées à démanteler les réseaux terroristes tchétchènes, se multiplient, en touchant toute la population de la région qui finit bien souvent torturée et/ou jetée dans des fosses de détention particulièrement insalubres. Difficile de ne pas ressentir un haut-le-cœur à la lecture de ces épisodes tous plus violents les uns que les autres, même lorsqu’il s’agit d’anecdotes concernant des soldats parfois poussés par leurs supérieurs aux actes les plus terribles.
Cependant, ce second récit d’Igort comporte également les faiblesses de ses Cahiers ukrainiens. En effet, malgré quelques références à des événements passés, l’ensemble manque d’une véritable contextualisation qui aurait permis de mieux appréhender les origines et les causes de cette guerre caucasienne. Par ailleurs, si l’origine de certains témoignages est bien mentionnée, ce n’est pas le cas pour tous, ce qui empêche de déterminer si elles sont dues au travail d’Anna Politkovskaïa ou aux recherches de l’auteur lui-même. En outre, les allers-retours entre le portrait de la journaliste brossé par son amie Galia Ackerman, les épisodes rapportés par les victimes ou les soldats, l’expérience d’Igort et ses références à des faits détachés du conflit tchétchène, mais liés aux passions d’A. Politkovskaïa (Léon Tolstoï et Fédor Dostoïevski), peuvent perdre le lecteur par moments. De même, si le fil rouge que constitue l’engagement de cette femme est bien visible, l’ordre chronologique des événements n’a rien d’évident. Enfin, le chapitre final, intitulé « Limbes » constitue une conclusion difficile à apprécier, faute de bien saisir où l’auteur veut en venir. Dommage.
Au-delà de ces défauts, il reste un ouvrage brut et sans concession, s’appuyant sur un dessin qui l’est tout autant. Gris, froid, il convient parfaitement à la mise en images de faits aussi glaçants qu’écœurants, tout comme la voix-off est sèche, factuelle. La lecture de Cahiers russes prend aux tripes, oblige à regarder des vérités en face, incite aussi à réfléchir. En cela, l’album atteint son but, malgré quelques imperfections et une volonté évidente de témoigner à charge.
Les avis
dalloway
Le 11/02/2012 à 23:34:12
Une claque magistrale sur tous les plans et jusque dans la construction de l’ouvrage. Les illustrations sont d’une rare puissance. L’horreur distillée avec génie. J’en ai eu le souffle coupé et j’ai encore du mal à m’en remettre. Il est des lectures qui ne s'oublient jamais et celle-ci en est une. Merci.