L
e problème de Guido Buzzelli est qu'il a négligé de travailler pour la postérité. Ce virtuose du dessin qui se rêvait peintre fut rapidement contraint de se consacrer à la bande dessinée, parce qu'il vendait plus facilement ses planches que ses toiles. Travailleur consciencieux et rapide, il devint rapidement une valeur sûre pour les studios, réalisant de nombreux travaux de mercenariat graphique pour des collections comme Tex ou L'histoire de France en bande dessinée et multipliant les collaborations avec la presse. Auteur complet, il réalisa également de nombreux albums, mais sans jamais s'inscrire dans le schéma classique de la série. Romans graphiques avant la lettre, ils se caractérisaient aussi par un ton très singulier, mélange d'humour noir, de critique sociale et de misanthropie affirmée. Il n'a jamais créé un héros récurrent, même si un grand escogriffe barbu, détestable et lui ressemblant étrangement occupe le devant de la scène dans chacune de ses histoires.
Admiré par la profession, il reste pourtant méconnu du grand public. Il faut dire qu'il reste mal édité, jusqu'à ce que les Cahiers Dessinés ne prennent l'initiative de cette anthologie, dont voici le troisième volume. Il est essentiellement consacré à ses Buzzelliades, agrémentées de quelques illustrations et couvertures de presse parodiques. Au début des années septante, Buzzelli est un artiste respecté et c'est tout naturellement qu'Adelina Tattilo, figure centrale du féminisme en Italie et éditrice, lui propose de collaborer à sa nouvelle revue Menelik, qualifiée d'eroticomico. Le crédo en est simple. Malgré la situation économique compliquée, le climat politique tendu, la mainmise de l'Église sur les mœurs, le poids du passé et l'avenir incertain, les Italiens peuvent encore jouir et rire. Chaque semaine, le dessinateur a carte blanche pour proposer une double page thématique. Et il s'en donne à cœur joie, laissant libre cours à son imagination débridée.
Ces planches sont un empilement de saynètes, comme dans les livres pour enfants qui invitent à explorer l'image à la recherche d'une multitude de détails cocasses. À la plage, au camping, dans les transports en commun, au réveillon, dans l'espace, sur le trottoir d'une version locale des rues Saint-Denis ou d'Aerschot... les corps s'empilent, se mélangent, se pénètrent, s'écharpent, se poursuivent... Haro sur la morale et le bon goût ! Tout est permis, surtout le pire. Pour décrire le foisonnement qui anime ces pages, les mots ne manquent pas : de grotesques bacchanales orgiaques, mélangeant actes de torture et de dépravations, de mutilations, d'actes contre-nature, d'angelots sacrément avilis par des démons en rut... les diablotins eux-mêmes paraissent blasés par un tel spectacle.
Pourtant, ces bouffonneries délirantes et malsaines ne doivent pas être prises au premier degré. Fidèle à lui-même, Buzzelli, tel un satyre satiriste, ne fait qu'exacerber les travers de son époque (pas si éloignée de la nôtre) pour dénoncer l'Humanité pour ce qu'elle est : une vaste foire d'empoigne où tous les coups sont permis. Les classes sociales se mélangent comme l'ivraie et la mauvaise graine. Tous égaux devant le vice. Et l'ensemble parfaitement emballé dans un dessin impeccable parce que, malgré le rythme de stakhanoviste qu'il s'imposait, le dessinateur ne bâclait jamais. La rapidité d'exécution combinée avec la virtuosité du maestro offre un cocktail détonant.
Ce troisième tome des Œuvres n'est clairement pas à mettre entre toutes les mains. Il est à réserver à un public averti et son humour très trash à de quoi en rebuter plus d'un. Les adeptes du "on ne peut plus rien dire" trouveront sans doute qu'il va quand même trop loin. Les puritains auront les yeux qui saignent. Les féministes y trouveront que les femmes sont scandaleusement essentialisées comme des corps sexualisés. Les "hoministes" trouveront que les hommes sont injustement ridiculisés et humiliés. Tout le monde est détesté avec un mépris égal. Pas de jaloux. Tous coupables. Et c'est foutrement génial.