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luny, 10 juin 1944. L’écrivaine Christa Winsloe et son amie Simone Gentet sont arrêtées par les FFI locaux. Sur la route qui les mène au poste de commandement, le convoi s’arrête pour faire une pause. Les deux femmes sont alors froidement abattues de plusieurs balles dans le dos et leurs corps sommairement enterrés dans les bois. Tentative de fuite ? Exécution sur ordre ? Bavure tragique ? Les combats de la Libération – le Débarquement date d’il y a moins d’une semaine – vont mettre cet incident au second plan. Les années passent et en 1948, sur la demande de la Confédération helvétique – Simone Gentet est citoyenne suisse -, une enquête est diligentée afin de faire toute la lumière sur cette sordide affaire.
Hervé Loiselet et Benoît Blary proposent une admirable reconstitution historique avec Le bruit de la machine à écrire. Plus de soixante-dix ans après les faits, ils retracent minutieusement le pourquoi et le comment de ces quelques jours dramatiques dont le fin mot ne sera sans doute jamais connu. Étaient-elles, comme beaucoup le pensait, des espionnes au service des Nazis (Winsloe, Hongroise, était bilingue et n’hésitait pas à converser avec les soldats allemands) ? Étrangères aux allures fortunées, ont-elles été victimes du désir de vengeance d’une population exacerbée par cinq ans d’occupation ? Leur mode de vie très libre – lesbiennes, elles ne cachaient pas leur préférence – a-t-il précipité leur trépas ? Quel rôle a joué le dénommé Lambert, un repris de justice violent engagé dans la Résistance ? Que savait le mystérieux Tiburce, cet Anglais en mission pour coordonner les réseaux ? Autant de questions auxquelles les auteurs tentent de répondre par des informations avérées.
Multiples retours en arrière pour préciser la personnalité de tel ou tel personnage important, reconstitutions de scènes et de moments cruciaux, extraits de discours officiels et des minutes des tribunaux, le scénario se lit comme un polar procédural. En plus d’offrir une série de portraits saisissants, Loiselet redonne littéralement vie à l’esprit de cette époque troublée : les privations, l’usure des hommes, la peur des représailles, le courage des combattants de l’ombre et les écarts obligés à la morale. L’ouvrage, quoique verbeux par moments, est parfaitement construit et mené. Sa conclusion, évidemment ouverte, tombe quasiment brutalement et ne peut faire, une fois de plus, que ressortir le gâchis humain engendré par les guerres.
Aux pinceaux, Benoît Blary suit les pas de Gipi et Maël. L’approche à l’aquarelle et le trait fin recelant une certaine fragilité s’avère en accord avec la nature du propos. Le découpage alterne un certain classicisme avec des planches ouvertes et intelligemment composées. Ce mélange dans les manières rend la lecture réellement prenante alors que des pièces – vieille photographies, articles de journaux, souvenirs divers – viennent peu à peu nourrir le dossier. Les couleurs lumineuses, presque solaires, sont également à souligner. Loin du sépia habituellement utilisé pour les années 40, celles-ci prêtent à la narration une modernité originale et bienvenue.
Retracer des aspects peu reluisants de ce qui a été déclaré et célébré comme une victoire sur la barbarie n’est pas tâche qui va de soi. Entre roman noir à saveur sociale et livre d’histoire, Le bruit de la machine à écrire réussit cette gageure avec justesse, panache et suffisamment de recul pour être totalement convaincant.