Résumé: "Bandonéon", c'est, entre autres, le récit de la destinée d'Horacio, enfant prodige au piano, fasciné par les musiciens de tango, devenu ce jeune homme doué, prêt à tout pour devenir l'égal des notables viveurs dont il envie l'aisance. Il ne reculera devant aucune compromission pour arriver, enfin, même si pour cela il lui faudra se renier soi-même et s'en mordre les doigts quand l'illusion se sera dissipée, et que la vie aura filé... Mais "Bandonéon", c'est aussi le récit, par Jorge González, de son retour en Argentine, le temps de rendre visite à ses amis et sa famille. L'occasion d'une plongée introspective dans ce que créer, être argentin, aimer le tango, partir et revenir veulent dire.
L
’Argentine s’est forgée une identité avec le tango, mais elle est surtout le fruit du labeur de ses habitants, de ces immigrants, surtout italiens, qui ont un jour décidé de fuir la misère. Des années 20 aux années 60, Horatio, un jeune pianiste prodige, traverse l’âme de son pays.
L’Argentine, Gardel et Piazolla, en résumé : le tango ; s’il s’était contenté de ce biais narratif, Jorge González aurait proposé une histoire, sans doute intéressante, mais guère originale. La musique est certes très présente, mais l’auteur se concentre plus particulièrement sur l’exil. Exil géographique en premier, celui des milliers d’émigrés qui ont choisi l'Amérique du Sud comme terre d’accueil. Le sien, également, lui qui a choisi de faire le chemin inverse pour aller vivre en Europe. Exil intérieur ensuite, celui qui, provoqué par un choix volontaire ou non, bouleverse les existences et trace les destins. L’auteur dissèque, coupe et recoupe les destinées de ceux qui, comme lui, ont choisi de partir. L’album est dense. L’intrigue principale, celle d’Horacio, peut paraître simple, mais c’est sans compter sur l’extraordinaire galerie de protagonistes que le scénariste a su créer ou recréer, beaucoup étant inspirés de personnes réelles. D’un côté de l’Atlantique, cette mosaïque a donné l’Argentine, de l’autre un artiste déraciné, mais toujours curieux de comprendre ses origines. À ce sujet, La lecture de la deuxième partie du livre – une sorte de postface qui n’en a pas l’air - est indispensable pour mieux pénétrer les subtilités du scénario.
Encore fallait-il un dessin au niveau de l’ambition de l’histoire. Sur ce plan, González ne déçoit pas. Son traitement graphique est unique et époustouflant. Difficile de cerner le style tant le dessinateur étonne au fil des pages. L’utilisation de perspectives disproportionnées peut rappeler la fougue du trait de Christophe Blain dans Le réducteur de vitesse. À l’opposé, certains personnages, le jeune Horatio par exemple, possèdent la simplicité et la douceur d’un Raymond Briggs. La trouvaille la plus intéressante réside peut-être dans le choix de ne pas avoir encré les planches. Le dessin, ainsi libéré du trait parfois rigide de la plume, est léger et formidablement vivant. La mise en page séduit également par son originalité. Elle suit, presque pas à pas, le ton du récit, qu’une scène s’emballe (une danse, une relation plus charnelle) et les cases se dilatent, se troublent. Les années passent et les voilà qui se multiplient à l’infini. L’utilisation intelligente de l’outil informatique ne nuit absolument pas à l’atmosphère « brut de décoffrage » imaginé par l’artiste.
En alliant un sujet ambitieux à une réalisation graphique de haut niveau, Jorge González réalise, avec Bandonéon, un excellent album.