Résumé: En 1912, Marcel Duchamp quitte Paris pour Munich. Il passera trois mois dans la capitale bavaroise. À son retour, il commence ses premiers ready-made, qui feront sa gloire, mais qui surtout révolutionneront véritablement tout l'art du XXe siècle. De ce séjour, qu'il qualifiera à la fin de sa vie de « théâtre de sa totale libération », nous ne savons rien ou presque. Alors, que s'est-il passé à Munich ? Roman Muradov l'imagine, de manière loufoque, éminemment duchampienne, et graphiquement sublime.
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n juin 1912 Marcel Duchamp séjourne trois mois à Munich et ses environs. Il rencontre des artistes de ses amis, visite des musées et achète Über das Geistige in der Kunst (Du spirituel dans l'art) de Vassily Kandisky. Ensuite, il rentre chez lui et continue sa vie et sa carrière. Que s’est-il réellement passé en Bavière ? La chronique ne le dit pas et l’homme lui-même est toujours resté coi quand interrogé à propos de son voyage. Pourtant, des années après, il avouera, sans plus d’explication que : « Munich a été le théâtre de ma totale libération.»
Face à ce vide biographique, Roman Muradov tente le tout pour le tout et plonge dans l’inconnu afin de raconter à sa manière ce qu’il s’est ou aurait pu se dérouler durant ces mystérieux quatre-vingt-dix jours. Imaginer des fariboles ou se prendre pour le Maître lui-même seraient évidemment prétentieux et trop faciles. Non, la narration doit partir de l’intérieur, du fond de la psyché. Le scénario sera donc « dirigé » par un stream of consciousness (courant de conscience), la technique créatrice développée par le Modernistes au début du XXe siècle. Entre écriture automatique et déphasage constant des points de vue, le narrateur s’invite dans le récit, donne son avis sur le cours des choses, prend la place du héros par moments, interpelle le lecteur au besoin et n'hésite pas à recadrer l’action quand celle-ci tend à vagabonder inutilement. Quelques clins d’œils littéraires pointus (coucou Gertrude Stein) plus tard et l'heure du départ sonne déjà pour Marcel.
Graphiquement, le résultat lorgne également plus vers la suggestion que le concret photographique, mais il n’en est pas moins époustouflant pour autant. La plume du dessinateur semble littéralement voler de planche en planche tant le trait est léger. De plus, cette légèreté n’empêche pas une précision redoutable, bien au contraire. Finement construite et chirurgicalement réalisée, chaque case affirme et amplifie la réalité potentielle de ce travelogue fantasmé. Là encore, les références picturales sont légions, tout en restant souvent voilées, par souci d’espièglerie probablement. Jeu de cache-cache, exploration des possibles ou, tout simplement, hommage sincère et admiratif, l’ouvrage se montre être une mine d’inventivités soulignant le bonheur et, parfois, la difficulté à créer.