C
es petits «chats» sont loin de ronronner et ne se laissent pas facilement caresser… Noiro et Blanko règnent sur Takara, une ville qu'ils aiment mais qui est en train de les trahir. Les deux gamins se soutiennent, tiennent en joue et se jouent des gangs et de la police. Mais le Rat, un yakuza, est revenu dans le quartier. Il n'y aura pas de place pour tous : la guerre est déclarée !
Après une première intégrale sortie en 2007, qu'en est-il de cette réédition, douze ans après ? À l'origine en trois volumes chez Tonkam, l'œuvre n'a pas pris une ride et conserve une portée universelle indéniable. Taiyou Matsumoto fait partie de ces auteurs à part, intelligents, sensibles et ayant un regard sur la vie qui transparaît au travers de leurs œuvres d'une manière beaucoup plus subtile qu'il n’apparaît, sonnant terriblement juste.
Cet artiste, qui ne fait pas comme les autres, possède un style très éloigné du manga habituel : son dessin surprend et séduit grâce à son caractère particulier qui n'a pas de prise au temps. Les perspectives étranges tanguent, donnant une impression irréaliste, accentuée en cela par l'omniprésence du symbolisme et de la métaphore. Pas de dégradé, mais trois tons, blanc, noir et gris pour intensifier le contraste et conforter la dureté du récit. Le découpage génial allie classique et innovation avec des constructions éclatées, à l'image d'un miroir brisé. Coté scénario, l'histoire parait simple et sombre : un duo d'enfants inséparables et opposés en tout, qui luttent pour survivre en un monde violent et sans pitié. Une sorte de combat entre David et Goliath dans une arène urbaine, presque vivante et autour de laquelle gravite tout un échantillon de l'humanité. L'écriture est puissante, certains dialogues résonnent et restent dans l'esprit du lecteur.
Inclassable, intemporel et universel, Amer béton se révèle un ouvrage indispensable pour les amateurs de profondeur et d'originalité. À (re)découvrir d'urgence.
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Les avis
zemartinus
Le 20/04/2008 à 10:54:13
Amer Beton aurait très bien put s'appeler Takara tant le rôle tenu par cette
ville est primordial. Elle est la cible de tous les enjeux, le sujet de toutes les
conversations. Et parlons-en de cette ville! enseignes lumineuses et publicités
tapageuses à tous les coins de rue, comme pour parodier les villes japonaises.
Parodie, car cette ville n'a rien de réaliste : façades courbées, immeubles
bombés, ruelles ondulées, le tout dessiné avec un déni évident et volontaire
des proportions. Une ville souple, déformée, presque organique. Une ville
bourrée de détails insignifiants mais graphiquement riches, parsemée de
sculptures étranges qui jonchent les places et les trottoirs. Assurément,
Matsumoto a pris un grand plaisir à dessiner ce manga, tant pour les décors
urbains improbables que pour les expressions exacerbées des personnages,
tant pour les scènes d'actions transfigurées par les déformations de la ville
que pour les tenues et coiffures assez fantastiques de certains protagonistes.
Peu avenant au tout premier abord, le trait un peu enfantin et cartoonesque
de Matsumoto révèle toute sa richesse au fur et à mesure que l'on avance
dans le récit, un trait génial aux influences profondément underground.
Takara, donc. En défenseurs de cette ville se lèvent deux petits voyous que
l'on surnomme "les Chats" : Blanko et Noiro, deux frères de même pas 10
ans. Deux faces d'une seule personne : le coeur et la tête, le rêveur et le
cynique. L'incarnation de la dualité des choses en quelques sortes, tant
présente dans la culture japonaise et représentée en général par le yin et le
yang. Noiro est réaliste, froid, tandis que Blanko - son opposé en toute chose
mais aussi sa doublure, les deux frères étant véritablement inséparables - se
présente à nous comme un enfant candide, joyeux, légèrement autiste, un
peu attardé, un peu poète aussi, qui n'a de cesse de chantonner des textes de
son cru comme "le cerveau sort par le nez mais c'est pas de la soupe!" et de
répéter "y'a pas d'prob! y'a pas d'prob!" à tous propos.
La violence est omniprésente et les "Chats" en use et en abuse en toutes
occasions. Une violence brute et fracassante, inévitable dans cette ville
grouillante de gangs et de yakuzas. Autour des deux bambins se démènent
toute une faune de personnages étonnants qui viennent colorer cette comédie
dramatique. Il y a Sawada, le flic tout juste débarqué et décomplexé de sa
frigidité sexuelle, ne rêvant que de pouvoir un jour tirer un coup de pistolet.
Suzuki, que la pègre a surnommé le Rat, un yakuza calme, débonnaire,
toujours le sourire en coin et la moquerie à la bouche. Son opposé Kimura,
violent, agressif, impulsif, sans scrupules. Ou encore le "grand-père" de
Blanko et Noiro, un sage désabusé et réaliste, le flic Fujimura, les deux frères
"du jour et de la nuit", le Serpent, Chokola...
Autant de personnalités qui donnent à la ville de Takara son identité propre.
Autant de personnalités qui "font" le récit. Le récit, entre autres, d'une
séparation forcée et de ses effets. Un récit menée avec une très grande
habileté par le virtuose de la mise en scène qu'est Matsumoto, un récit
soutenu par un excellent enchaînement des séquences et un découpage en
tranches horizontales d'un grand effet graphique.
Amer Beton, c'est un ovni dans le monde de la bande dessinée japonaise, un
chef-d'oeuvre dont on parle encore plus de dix ans après sa sortie. Et c'est
bien normal.