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’année 2021 voit le retour en force des titres du « Dieu du manga » dans les rayonnages. Entre compilations d'hommages et rééditions, des pépites inédites jusque-là en français trouvent enfin leur place. C’est le cas d’Ambassador Magma. L’histoire suit le journaliste Atsushi Murakami et sa famille qui, un matin, se réveillent en réalisant qu’ils ont fait un voyage de deux cents millions d’années dans le passé. Ce saut temporel est l’œuvre d’un extra-terrestre nommé Goa, qui leur fait une démonstration de son pouvoir. Ce dernier leur annonce qu’il vient dans le but de conquérir la Terre et exige de Murakami qu’il rapporte son expérience dans son journal. De retour au présent, Mamoru, le fils de Murakami, fait la connaissance de Magma, un robot géant, qui l’emmène dans le souterrain d’une île volcanique. Il y rencontre alors Earth, le protecteur de la Terre qui a créé des «fusées vivantes» dont Magma, pour contrer les plans de Goa. Magma donne au garçon un sifflet qui lui permet de l’appeler, s’il est en danger. La première phase de la conquête de l'extra-terrestre consiste à créer des pseudo humains chargés de transformer tous les humains à leur image.
Le synopsis fleure bon la SF des années 1960-1970, mais attention, l'ouvrage n'est en rien simpliste !
Comportant trois tomes dans la version japonaise, cette série a été initialement publiée de mai 1965 à août 1967 dans le magazine Shônen Gaho. Ce mensuel a été important dans l'histoire du manga. Comme le fait remarquer Xavier Hébert (chercheur en manga et spécialiste du travail de Tezuka) dans la préface de l'édition française du tome 1 d'Ambassador Magma: "dans ces pages, on y propose, bien entendu, des mangas, des récits illustrés, mais aussi des dossiers autour des thèmes et phénomènes en vogue (monstres géants, visions du futur, fusées spatiales, stars du sport,etc.) et surtout des articles exclusifs sur les mangas adaptés en programmes pour la télévision [...]". L'impact de ce magazine sur les jeunes garçons était très fort ; Osamu Tezuka a donc donné à ce lectorat une histoire passionnante et ancrée dans le contexte japonais et international du milieu des années 1960. Le titre mêle alors subtilement les codes simples que ce jeune lectorat adore (l'amitié, les valeurs familiales, la dignité, des combats épiques et dynamiques...) et des thèmes qui se retrouvent dans des productions plus adultes de l'époque de la guerre froide (espionnage, fierté d'un nouveau Japon post J.O de 1964...). Ce mélange est d'une redoutable efficacité ! Tezuka savait s'adresser aux enfants. Les faire rêver, mais aussi les amener à réfléchir. Par exemple, sur la planche 102, il apporte une petite critique de la Force de Défense en représentant les avions de guerre japonais délabrés et croqués de manière cartoonesque.
Là où Tezuka frappe fort avec Magma, c'est dans le fait qu'il pose les bases d'un nouveau genre ! Au milieu des années 1960, les Kaijus sont à la mode dans la pop-culture japonaise, il s'en inspire pour faire plaisir aux jeunes garçons qui vont le lire, et y ajoute les robots ! D'accord, il n'en est pas l'inventeur, mais il devient avec ce titre le pionnier du mecha ! Puisque c'est bien dans Ambassador Magma où pour la première fois, trois robots se transforment. Bien avant les sagas de Go Nagai et le génial Macross,Tezuka a initié la présence de héros humanoïdes en armure mécanique en le croisant au genre des Kaijus (monstres géants). Cela ne s'arrête pas là, car le maître a usé d'autres artifices de découpages et de scénarii tant et si bien que ce titre est le premier du tokusatsu (effets spéciaux) !
En plus de ces nouveautés pour l'époque, qui sont devenues des standards depuis, l’auteur joue avec le lecteur en le mettant sous tension. L'intensité dramatique va crescendo tout au long du volume qui commence gentiment, puis au fur et à mesure des tableaux, l'histoire devient plus sombre, plus dure (sans jamais sortir du registre qui conviendrait pour un enfant) ce qui est fort appréciable. Les protagonistes ont tendance à prendre de l'ampleur comme Mamoru (le passage montrant sa détermination face à Goa a dû beaucoup plaire au lectorat de l'époque) ou son père, mais aussi Earth et Magma. Le méchant est crédible. Et le dernier tableau s'arrête sur un Japon envahi et en bien mauvaise posture.
Pour un jeune lecteur, le style graphique peut paraître vieillot par rapport à ce qu'il peut lire actuellement. Un trait bien rond, la courbe est son élément graphique phare qui se retrouve chez tous les personnages de l'auteur, ce qui lui donne ce style unique. Style qui est la fusion du manga classique et du comics étasunien des années 1930-1950. Tezuka est un artiste qui a compris qu'il était possible de se nourrir d'autres pratiques culturelles pour développer les siennes. Une autre influence forte présente chez ce mangaka est celle du cinéma. Cela se voit bien dans le découpage de ses planches. Certes, selon Leiji Matsumoto-sama (Albator), Hokusai dans son "manga" a croqué des personnages comme dans un storyboard d'animation et force est de constater qu'Osamu fait de même dans ses planches. Par exemple, la planche 220 où il présente Goa en utilisant pas moins de quatre plans différents donne ainsi un anti zoom (des yeux jusqu'au corps complet).
Un titre pour les amoureux des classiques du manga et les fans de Tezuka !